Palas et Chéri-Bibi - Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi - Tome I

Gaston Leroux


I – Les soupirs de Palas

 

Sur la grève embrasée, devant le flot redoutable où glissaient les requins affamés, gardiens de sa prison, Palas était étendu. Le forçat semblait une bête lasse au repos. Au fait, il avait profité de la « relâche » de dix heures pour venir chercher là un peu de fraîcheur et de solitude, entre deux rochers qui l’isolaient du reste du bagne. Ah ! s’isoler ! Ne plus entendre !… Ne plus voir !… Ne plus penser !… Mais comment Palas eût-il fait pour ne plus penser à ce qu’il avait vu le matin même ?… à ce qu’il avait été forcé de voir ?…

Ce matin-là, il y avait eu double exécution !… un terrible exemple nécessaire… de la bonne besogne pour Pernambouc, le bourreau du bagne, et pour son aide : « Monsieur Désiré »… Horreur ! oh ! horreur !

Palas en frissonnait encore. C’était un corps encore jeune, plein de force et de souplesse. Appuyé sur les coudes, le menton dans la coupe de ses mains, il semblait faire quelque rêve impossible… Le large chapeau de paille jetait son ombre sur l’ombre de son regard profond qui glissait vers les lointains horizons. Ce que l’on apercevait de sa figure rase et de son profil était un dessin ferme et plein de finesse. Malgré la puissante empreinte du bagne qui a tôt fait de vieillir les plus jeunes, cet homme ne paraissait guère avoir plus de quarante ans…

C’était ce mélange de force et de délicatesse qui lui avait fait donner ce surnom de Palas, par lequel on désigne dans le langage du Pré (bagne) ceux que la nature a doués d’une prestance généralement appréciée des dames « Il fait son Palas !… » mais le vrai nom de Palas était célèbre dans les fastes criminels depuis plus de dix ans, époque où le jury de la Seine l’avait condamné à la peine de mort, lui, Raoul de Saint-Dalmas, jeune homme d’excellente famille qui, après avoir gaspillé son patrimoine, avait été accusé d’avoir assassiné son bienfaiteur pour le voler.

Il avait dû sa grâce à sa jeunesse, au désespoir de sa mère, morte de douleur, et aussi à l’acharnement avec lequel il avait crié son innocence, en dépit des preuves qui semblaient l’accabler. Et maintenant il était au bagne, à perpète…

« Tu soupires, Palas ! »

L’homme tressaillit et tourna la tête. Aussitôt des rires grossiers se firent entendre et il aperçut, assis autour de lui, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur. Sa rêverie l’avait emporté si loin qu’il ne les avait pas entendus venir.

Ces quatre-là étaient ses pires ennemis, ceux qui n’avaient jamais désarmé et à cause desquels, dernièrement encore, il n’avait pas hésité à se faire enfermer pendant des mois dans l’île du Silence, l’île Saint-Joseph, toute proche, qui est réservée à ceux qui ont commis des crimes au bagne ou qui se sont révoltés contre la chiourme.

Pour ne plus voir ces quatre monstres qui le poursuivaient de leurs tracasseries diaboliques, ou de leurs plaisanteries hideuses, il avait cherché querelle à un « artoupan » (garde-chiourme) et l’avait gravement menacé, ce qui lui avait valu, quelque temps, le régime terrible de l’île voisine, l’internement dans un édifice spécial où les surveillants eux-mêmes ne doivent communiquer avec les prisonniers que par geste ou par écrit, jamais par la parole.

Et depuis qu’il était sorti de son encellulement, il le regrettait et cela d’autant plus que Chéri-Bibi, le formidable bandit qui, depuis de si nombreuses années, avait épouvanté le monde, mais qui avait pris Palas en amitié, n’était plus là pour faire taire d’un froncement de sourcils l’abominable Fric-Frac, ou le Parisien lui-même.

Oh ! il n’était pas loin, Chéri-Bibi ! il était enfermé, pour le moment, dans l’établissement central, derrière des barreaux à travers lesquels Palas, un matin qu’il était de corvée de balayure, avait pu l’apercevoir et échanger avec lui quelques signes mystérieux d’amitié. Ça avait été rapide du reste, car le chef des artoupans avait pénétré dans la cour et, aussitôt, de toutes les cellules juxtaposées et grillées, de telles bordées d’injures avaient été déversées que le malheureux garde-chiourme avait rappelé la corvée, fait évacuer la cour par le service des cuisines qui apportait la soupe et déclaré dans sa fureur qu’il laisserait les « fagots » crever de faim dans leur pourriture pendant trois jours !…

Au-dessus de ces menaces et de tout cet affreux tumulte, Palas entendait encore le rire énorme, le rire gigantesque de Chéri-Bibi…

Ce n’étaient ni le Parisien, ni Fric-Frac, ni le Caïd, ni le Bêcheur qui eussent risqué ainsi de se faire mettre au cachot. Ils se la coulaient « en douce », assez bien vus des autorités qu’ils renseignaient sournoisement, sur l’état d’esprit ou sur les projets d’évasion de leurs camarades, trouvant à cette trahison des bénéfices certains.

Et même quand leur naturel batailleur ou pillard reprenait le dessus, ils n’écopaient guère, comme corvées de punition, que de la « balade à la bûche », qui consiste à transporter pendant des heures de lourds madriers d’un point à un autre, pour les rapporter ensuite au point de départ.

Dans l’instant, pendant qu’ils commençaient à agacer Palas, ils travaillaient tout doucement à fabriquer des objets d’art destinés à être échangés, quand se présentait un visiteur, contre des paquets de tabac ou quelque menue monnaie. Arigonde, dit « le Parisien », venait de finir de graver au couteau, dans une mâchoire de requin, ces mots fatidiques : « Le tombeau du forçat. »

Cet Arigonde en voulait à mort à Palas de l’avoir détrôné, aux Îles du Salut, comme « homme du monde ». Jusqu’à son arrivée, c’était lui qui avait le « sceptre de l’élégance », si l’on peut dire. Inutile d’expliquer que cette réputation d’élégance tenait moins dans la coupe des habits et dans la façon de faire son nœud de cravate que dans certaines manières que l’on ne trouve point dans le commun des forçats, et qui attestent une éducation soignée. En dépit de toutes les hâbleries du Parisien, qui n’était jamais à court pour raconter ses bonnes fortunes dans la haute et vanter ses relations mondaines, Arigonde, à côté de Palas, n’en paraissait pas moins ce qu’il avait été tout d’abord, un employé de petit magasin qui fait des grâces avec la clientèle.

Palas avait repris sur la grève sa position première et il n’avait pas l’air d’entendre le Bêcheur qui glapissait :

« Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire… »

Ricanement des autres…

« Mossieu Palas ne daigne point entrer en conversation avec d’humbles « fagots » comme nous, reprit le Bêcheur (un ancien clerc d’huissier qui avait aidé un client à découper son patron en morceaux). Mossieu Palas fait sa chicorée, sa chochotte, sa patagueule !…

– Mossieu Palas pleure sur les malheurs de la patrie ! glapit l’ignoble Fric-Frac, un ex-monte-en-l’air, qui était un petit homme quasi désarticulé, marchant de côté, comme un crabe.

– Caïd aussi voudrait faire pan pan sur les Boches ! Caïd bon soldat !… »

Palas se mordait les doigts pour ne pas laisser échapper un rugissement en entendant cette horreur de Ben Kassah, le « fagot » musulman, voleur de petites filles et pourvoyeur, réclamer sa part au combat !

Hélas ! Hélas ! ne soupirait-il pas lui-même après la sienne ! Et c’est bien parce qu’ils l’avaient entendu, le soir où ils avaient appris la déclaration de guerre, clamer son désespoir et encore une fois son innocence et réclamer un fusil, que les misérables se gaussaient de lui sinistrement.

« Je viens de voir le payot qui raboule de la vergne (le vaguemestre qui revient de la ville), déclara le Parisien, il apporte de fameuses nouvelles ! Paraît que Joffre réclame Palas pour en faire son chef d’état-major ! »

Cette fois Palas bondit et tous reculèrent, car Palas était fort. Seulement ils savaient qu’il répugnait à se « piocher avec les fagots » et, de fait, il se contenta de leur cracher quelques menaces qui déchaînèrent leur rire, à distance.

« Si tu crois que tu nous épates avec tous les flambeaux que tu racontes ! lui cria Fric-Frac. Garde ta salade !

– Des vannes à la noix ! exprima le Bêcheur en se mettant prudemment hors de portée, quée jactance !…

– Quand t’auras bien jacté, j’te bénirai quoiqu’j’ai su l’cœur ! » annonça le Parisien, qui n’osait se mesurer avec Palas, mais qui le haïssait tant qu’il mourait d’envie de le battre…

Il fit un pas vers Palas.

Celui-ci serrait les poings. Il commençait à voir rouge quand l’arrivée d’un nouveau personnage fit disparaître les quatre misérables comme par enchantement.

Il n’avait pas eu besoin, celui qui arrivait, d’ouvrir la bouche. Il n’avait eu qu’à se montrer.

C’était Chéri-Bibi.

II – Chéri-Bibi

 

« Tu es donc sorti du cachot ? demanda Palas.

– Oui », répondit le bandit qui travaillait de la pointe de son couteau un morceau de bois dur taillé d’une singulière façon.

C’était une figure effroyable que celle de Chéri-Bibi. D’exceptionnelles aventures, de longues années de bagne, coupées d’évasions sans nombre, des passions farouches, la torture de la chair et jusqu’à la flamme ardente du vitriol avaient ravagé cette face formidable qu’on ne pouvait voir sans terreur.

Cependant de temps à autre – quand il regardait Palas par exemple – une lueur de bonté étrange éclairait cette tête d’enfer.

Toute sa personne, du reste, était redoutable. Ses poings énormes, sa carrure, ses épaules qui semblaient faites pour soulever de prodigieux fardeaux, tout en lui donnait une impression de force irrésistible.

Lorsqu’il fournissait un effort, les muscles dessinaient sous sa blouse de forçat un relief saisissant. Cette blouse le couvrait toujours. On ne l’avait jamais vu, comme ses compagnons, travailler ou se promener le torse nu. On disait que la chair de sa poitrine portait, imprimé, le secret de sa vie et que certains tatouages exprimaient en toutes lettres celui de son cœur. Or, Chéri-Bibi avait une grande pudeur pour les choses de l’amour. Cet homme, dont on ne comptait plus les crimes, avait toujours eu, comme on dit, des mœurs irréprochables.

Chéri-Bibi et Palas se croyaient seuls. Ils n’avaient pas vu Fric-Frac revenir sournoisement sur ses pas pour, à l’abri d’un rocher, les guetter et les écouter. Chéri-Bibi s’assit à côté de Palas, travaillant toujours son morceau de bois dur.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Palas.

– Ça ! répliqua Chéri-Bibi, c’est la clef de la liberté !

– Qu’est-ce que tu dis ? » fit Palas en pâlissant.

Chéri-Bibi poussa un soupir à fendre les cœurs les plus endurcis.

« Je t’aime bien, mon poteau, et j’aurais voulu te conserver près de moi, dit-il d’une voix qui tremblait, mais je vois bien que tu te meurs ici !… Réjouis-toi ! Tu seras bientôt libre ! Tu vas pouvoir retourner en France, Palas ! »

Celui-ci savait que Chéri-Bibi ne parlait jamais inutilement. Il le crut. Un espoir immense gonfla sa poitrine.

« En France ! soupira-t-il.

– Vingt-deux », souffla le bandit.

Vingt-deux, dans le langage du bagne, signifie « Attention ! »

Palas tourna légèrement la tête et aperçut la silhouette d’un garde-chiourme qui passait non loin d’eux, le fusil en bandoulière.

L’artoupan jeta un coup d’œil de leur côté et s’éloigna en longeant le flot.

Fric-Frac était toujours à son poste d’écoute. Chéri-Bibi continuait :

« Et, tu sais !… je te donnerai les papiers d’un honnête homme ! T’auras tout ce qu’il faut pour te faire encore du bonheur !

– Mon Dieu ! » gémit l’autre.

Et il regarda Chéri-Bibi. Chéri-Bibi pleurait.

Palas tressaillit. C’était un spectacle auquel il n’avait jamais assisté ; des larmes dans les yeux de Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi se donna des coups de poing dans les yeux, pour se punir certainement de cet instant d’attendrissement et il cracha un blasphème épouvantable.

« Pourquoi ne fuis-tu pas avec moi ? demanda Palas.

– Parce que je te gênerais, mon petit ! T’auras vite oublié Chéri-Bibi, va !…

– Jamais, dit l’autre. Il n’y a que toi de bon pour moi ici ! Tu n’as pas cessé de me protéger.

– Te protéger ! T’as besoin de la protection de personne ! Sous tes dehors de demoiselle t’es aussi fort que moi ! Si tu avais voulu les bomber une bonne fois ceux qui te font du boniment, ils t’auraient vite fichu la paix ! Mais t’es trop grand seigneur ! Du reste, c’est ce qui m’a plu en toi ! Moi, j’aime les gens bien élevés ! et puis j’aime aussi les honnêtes gens ! et t’es un honnête homme ! Je te crois quand tu me dis que t’es innocent ! Je me rappelle le temps où je n’avais pas encore fichu mon premier coup de couteau ! Ah ! je le vois toujours, ce premier coup de couteau ! J’en avais toujours un, de couteau, à la ceinture. J’étais garçon boucher au Pollet ! Tu le connais, le Pollet ? C’est près de Dieppe. L’été, tu as dû aller aux courses par là ? T’as toujours été un type chic, toi ! Pourquoi que te revoilà tout pâle ?

– Parce que je pense aux courses de Dieppe ! fait Palas en fermant les yeux.

– Oui, c’était le bon temps, hein ? Crois-tu qu’il y en avait des élégances. Du v’lan ! du zinc ! et des gommeux anglais ! Et des cocottes que c’en était honteux ! Pour t’en revenir à mon premier coup de couteau, ça m’est arrivé juste sur la falaise de Dieppe. Un voyou était en train de faire passer le goût du pain à un brave homme. J’arrive. J’veux donner un coup de couteau au voyou, je tue l’honnête homme ! C’est moi qu’ai été condamné… Fatalitas ! V’là le départ de tous mes malheurs !… Mais je ne veux plus penser à tout ça ! ni à la France, ni à rien ! J’ai commis plus de crimes que j’ai de doigts aux deux mains ! Et toujours dans la meilleure intention ! Tu sais ; c’est comme un fait exprès ! Fatalitas ! Alors, vaut mieux que je reste ici, pas ? Une fois pour toutes ! Le bagne, vois-tu, il a été fait pour moi, c’est mon foyer !… Toi, t’es jeune, c’est une autre paire de manches ! Tu peux te refaire une vie ! Épouser une brave et honnête femme, la rendre heureuse ! Un conseil : fuis les gourgandines ! Tu dois en être corrigé, hein ?

– Il y a des chances ! fit Palas en souriant à Chéri-Bibi, dont les propos de haute moralité l’étonnaient toujours dans cette bouche effroyable… Mais tu ne m’as toujours pas dit ce que tu fabriques là ! »

Chéri-Bibi ne répondit pas tout de suite, mais levant les yeux vers le môle dont on apercevait la pointe protégeant un petit port naturel, il dit :

« Aborgne (regarde) un peu là-bas ce qui se passe. »

Palas regarda. Là-bas, une forte chaloupe à pétrole venant certainement des établissements forestiers de Saint-Laurent-du-Maroni, accostait au môle. Un officier en sortait et était reçu sur le môle par le groupe des autorités qui avaient la garde de l’île.

« Zieute bien ce qui se passe ! continuait Chéri-Bibi, qu’est-ce que tu vois ?

– Eh bien, mais, répondait Palas, c’est l’officier de surveillance qui vient de finir sa tournée. Ils doivent tous lui demander des nouvelles de la guerre. Elles ne doivent pas être bonnes. Ils n’ont pas l’air de se réjouir.

– Et après ?

– Après ? Le lieutenant se penche sur la chaloupe.

– Ah ! fit Chéri-Bibi, nous y voilà. Et alors ?

– Le mécanicien est debout sur le roof et lui passe quelque chose que l’officier met dans sa poche.

– Halte ! T’en as assez vu ! et maintenant, regarde ça ! »

Chéri-Bibi montrait son bout de bois, auquel il avait cessé de travailler…

« Ça, continua le bandit, c’est exactement la chose que l’officier de surveillance vient de mettre dans sa poche. Et sais-tu ce que c’est que la chose ? C’est une pièce du moteur indispensable pour que la machine marche ! Quand il a ça dans sa poche, l’as de carreau (l’officier) est tranquille. Rien à faire pour les « fagots » avec son grafouilleur ! (Rien à faire pour les forçats avec sa chaloupe automobile). En allant de corvée à Saint-Laurent, j’ai eu l’occasion de bien examiner sa pièce. Je te jure que celle-là doit y ressembler comme une fraline (sœur), et s’il y manque quelque chose, on fera ce qu’il faudra ce soir.

– Ce soir ! s’exclama Palas.

– Oui, mon petit ! ce soir tu seras libre, foi de Chéri-Bibi ! J’ai fini de creuser mon trou dans la case ! Ce soir on va rigoler. Vingt-deux ! Les artoupans ! On sonne l’appel ! »

Les deux forçats se levèrent. Palas, derrière Chéri-Bibi, vacillait d’espérance. Ils s’en furent s’aligner avec les autres de leur bordée dans un chemin creux que dominait une case de l’administration ; c’est là qu’ils travaillaient à tracer une nouvelle route qui traversait l’île.

Or, de toute cette journée, Palas et Chéri-Bibi n’avaient pas fait un geste qui ne fût épié de Fric-Frac, pas échangé une parole qui n’eût été entendue ou devinée de lui.

Fric-Frac avait dit entre-temps au Parisien, au Caïd et au Bêcheur :

« Tenez-vous chauds ! Y aura du bon ce soir à la neuille autour des cubes ! (Tenez-vous prêts, y aura du bon cette nuit, pendant la partie de dés.) »

Quand il fut six heures, après le dernier appel, les forçats se dirigèrent vers leurs dortoirs, presque gaiement. La journée était finie.

Les forçats sont alors enfermés dans leurs « cases », dortoirs communs, où ils font ce qu’ils veulent, dorment ou boivent, ou jouent, débarrassés des gardes-chiourme. Chéri-Bibi, Palas, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd, le Bêcheur partageaient la même case avec une vingtaine d’autres. Ce soir-là, « l’as de carreau » fit la tournée des dortoirs.

Alignés devant la double rangée de leurs hamacs, ils écoutaient ses observations. L’officier leur déclarait qu’il ne voulait point de bruit dans la case ; qu’ils étaient chez eux, la porte fermée, mais que c’était pour dormir et que si l’on avait encore à se plaindre d’eux, il enverrait toute la case dans les cages du bâtiment central.

Avant de partir, il demanda :

« Quelqu’un a-t-il à me présenter une observation ? »

C’est alors que Palas s’avança et dit :

« Monsieur l’officier, le bruit court que de mauvaises nouvelles sont arrivées de France.

– En quoi cela peut-il vous intéresser ? répliqua l’autre très durement. Des gens comme vous n’ont plus rien à faire avec la France ! »

Palas avait pâli. Un grondement des plus menaçants courut les rangs des bagnards. Les artoupans leur imposèrent silence en sortant leurs revolvers.

Cependant l’un des forçats ne put s’empêcher de s’écrier :

« Qu’on nous donne un fusil, on verra si nous ne savons pas mourir comme les autres !…

– Vous n’en êtes pas dignes ! » répliqua l’officier, et il s’éloigna.

La porte fut refermée. Des poings terribles se dressèrent. Un tumulte de blasphèmes emplit la case. Palas se jeta dans son hamac et se cacha la figure dans les mains.

Pour des êtres qui ont été accablés par le destin comme Palas, ces heures de dortoir, si chères aux autres à cause de l’absence de toute surveillance, étaient certainement ce qu’il y avait de plus dur dans le châtiment dont la justice humaine l’avait frappé. La promiscuité y était abominable. Toutes les passions, tous les vices entretenus par l’alcool et le jeu s’y donnaient un libre cours. Là, c’était vraiment l’enfer. Heureusement pour Palas que le sort, si cruel par ailleurs, lui avait donné comme compagnon Chéri-Bibi. La présence de ce dernier et la terreur qu’il inspirait faisaient qu’on laissait Palas à peu près tranquille.

Dans son hamac, il fermait les yeux pour ne point voir toutes ces têtes hideuses, mais il entendait. Et c’était horrible !

Les bouteilles de tafia, les jeux de cartes, l’or sortaient l’on ne savait d’où et le sabbat commençait.

Sans se préoccuper de ce que l’on faisait autour de lui, Chéri-Bibi avait soulevé une des dalles dont le sol de la case était pavé. Un trou était là, béant : il s’y introduisit. Il y avait deux mois que Chéri-Bibi travaillait à ce trou.

Il n’avait été interrompu dans son travail souterrain que par les huit jours de cachot qu’il s’était fait donner dans l’intention d’achever tranquillement de sculpter de la pointe de son couteau le bout de bois qui devait leur fournir le moyen d’user du moteur de la chaloupe.

Quand il travaillait à son trou, ses compagnons, chaque matin, l’aidaient à sortir, sans qu’on s’en aperçût, la terre qu’il avait extraite pendant la nuit. Il avait promis en échange aux fagots qu’il y aurait, au bout de son projet, de l’évasion pour tous ceux qui en voudraient.

Il ne s’était pas expliqué davantage. On le laissait faire, curieux de ce qu’il allait tenter.

Le Parisien et sa bande ne l’avaient pas vendu et il y avait à cela plusieurs raisons, dont la moindre n’était pas que Chéri-Bibi avait déclaré que si on le vendait, il saurait qui avait fait le coup et que de toute façon, même s’ils étaient innocents, il ferait passer le goût du pain au Parisien et à Fric-Frac. Il se trouva encore que, depuis quelque temps, le Parisien et sa bande nourrissaient le projet, eux aussi, de s’évader.

Ils ne désespéraient point que le plan de Chéri-Bibi, quand ils le connaîtraient entièrement, leur fût utile. Ce soir-là, assis sur leurs sacs, dans un coin, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur regardaient Chéri-Bibi se glisser dans son souterrain.

« C’est-il qu’il sera bientôt fini, ton trou ? demanda le Bêcheur.

– Je vous demande encore huit sorgues (nuits) », fit Chéri-Bibi, et il disparut.

Les quatre forçats avaient sorti les dés et faisaient une partie à la lueur sinistre des falots réglementaires accrochés au toit du baraquement.

La nuit était tombée, rapide, comme toujours dans ces régions.

D’autres parties, dans tous les coins, avaient commencé. Il y en avait qui jouaient aux cartes. On avait débouché des bouteilles. Une abominable odeur de rhum s’était répandue.

Dans son hamac, Palas semblait dormir.

« Chéri-Bibi vous ment, souffla Fric-Frac à ses trois acolytes : Chéri-Bibi nous a chiqué (menti). C’est ce soir qu’il fait son coup. Il s’échappe par son souterrain et embarque dans la chaloupe de l’as de carreau. Il a un truc pour faire marcher la machine. Palas doit aller le rejoindre dans une demi-heure, sitôt que Chéri-Bibi aura paré le moteur prêt à partir. Mais les poteaux (camarades) empêcheront Palas de sortir, et c’est nous qui nous esbignerons ! Chéri-Bibi, ne voyant pas arriver Palas, reviendra le chercher, nous en profiterons pour sauter dans la chaloupe, et en route ! »

Le coup était savamment monté ; les autres « fagots », furieux d’apprendre que Chéri-Bibi les avaient trompés, se tenaient prêts à marcher sur un signe de Fric-Frac.

Palas simulait le sommeil. Et cependant une fièvre intense le brûlait. À cette heure effroyablement décisive, il songea à sa mère morte de douleur, et il pria vers elle ! sa maman ! Les années dorées de sa belle jeunesse ! Il revécut le passé. Il revit sa lumineuse image quand tout lui souriait, quand il n’avait qu’à se pencher pour cueillir toutes les fleurs embaumées de la vie…

III – Les ombres du passé

 

Mais voilà que dans ce jardin enchanté, Raoul n’avait pas su choisir…

Il a toujours fallu très peu de chose pour que le Paradis devienne le Jardin des Supplices… À l’aurore de la vie comme à l’aurore du monde, il suffit toujours d’un geste de femme pour déterminer la catastrophe…

Que de folies il avait faites pour cette danseuse fantasque qui se moquait de lui et qui le ruinait, pour cette Nina-Noha qui n’avait su que le torturer, l’affoler de jalousie et le précipiter aux pires fièvres du jeu !

Alors il s’était lâchement accordé une excuse à ces premiers désordres. Si la courtisane avait été sa première passion, elle n’avait pas été son premier amour ! C’est dans ses bras qu’il avait voulu oublier une femme, une jeune amie de sa mère, douloureusement mariée à un très honnête homme qui l’aimait et qu’elle n’aimait pas. Elle s’était donnée à Raoul dans un moment d’égarement, puis s’était reprise aussitôt, poursuivie par le remords de la faute commise… Ça avait été là pour Raoul et pour cette femme une terrible aventure, pleine d’un mystère redoutable auquel Raoul, maintenant, ne pouvait songer sans une inexprimable angoisse…

Mais comme elle avait été vite oubliée, cette première faute de sa vie, dans la loge où Nina-Noha rhabillait chaque soir sa beauté quasi nue, après les danses d’un art violent, tour à tour langoureux et brutal, qui faisait courir tout Paris !… Il avait voulu être le seul maître de cette idole ! Stupide orgueil ! Folie ! Il avait payé de son patrimoine quelques instants d’un plaisir toujours disputé.

Quelle pitié ! Il se rappelait certain soir de répétition générale dans un petit théâtre mondain du boulevard où Nina avait triomphé ! Elle lui avait promis de souper avec lui. Pénétrer à une heure du matin dans une salle de restaurant à la mode avec cette femme couverte de bijoux à son bras, était pour Raoul une joie éclatante pour laquelle, comme un enfant, il donnait tout ce qu’il possédait !

Elle avait été bonne ce soir-là : elle lui avait permis de l’afficher ! Raoul de Saint-Dalmas, aux yeux de tous, était l’heureux ami de Nina-Noha ! Quelle heure inoubliable ! Palas voyait encore la salle chaude, éblouissante de lumières et de la parure des femmes ; il entendait encore les tziganes et leur musique frénétique ; il eût pu répéter les propos de ses amis qui faisaient la cour à Nina ; mais Nina, ce soir-là, ne les écoutait pas : elle souriait à Raoul qui lui avait promis pour le lendemain ses derniers vingt mille francs…

Vingt mille francs un sourire de Nina, c’est pour rien ! Mais le payer du bagne, Raoul, n’est-ce pas un peu cher… Ouvre les yeux, Raoul, et regarde ! Regarde les convives qui sont cette nuit à ton banquet ! Voilà des figures qui changent un peu des petites fêtes du boulevard…

Avec quelles expressions de haine ces masques de bagnards se penchaient sur leur misérable victime ! Palas ne disait rien ! Il ne disait jamais rien, ce chien de Parigot, cette « demoiselle » qui était forte comme un Turc et qui, pendant plus de dix ans, n’avait même pas daigné se colleter une seule fois avec eux ! À quoi pensait-il sous ses paupières closes ? Ah ! ils n’étaient pas incapables de lui arracher les paupières pour savoir un peu quel rêve on faisait là-dessous !…

Pauvre Raoul ! malheureux enfant qui, au fond de la nuit du bagne, faisait revivre l’éclat des fêtes parisiennes et le souvenir ardent de Nina-Noha !… Elle avait été plus cruelle encore que ses bourreaux actuels, la jolie danseuse qui l’avait mis si bien à la porte quand il avait été ruiné. Alors il avait pensé à son seul refuge, à sa chère maman qui accueillit avec joie l’enfant prodigue.

« Maintenant, tu vas travailler ! » Sincère, il avait promis de racheter ses fautes. Mme de Saint-Dalmas avait conduit son fils chez un vieil ami de la famille, le banquier très parisien Charles Raynaud, qui avait consenti à prendre Raoul chez lui.

C’était un très brave homme qui n’avait pas eu lui non plus une jeunesse exemplaire, ce qui ne l’avait pas empêché de se mettre plus tard au travail et d’acquérir une fortune considérable. Il voulut former lui-même Raoul, en souvenir du père du jeune homme qui, lui, avait été un ami fidèle. Il en fit son secrétaire particulier et le garda dans son propre bureau. Au bout de quelques mois, Raoul, qui avait montré une grande volonté de travail et une rare intelligence, était devenu l’homme de confiance de Charles Reynaud.

Le malheur fut que Raoul n’avait pas cessé de songer à Nina. Il avait essayé de renouer des relations avec la danseuse. Elle ne l’avait même pas reçu dans sa loge. Il souffrait atrocement de ses mépris. Tout le drame devait venir de là.

Le samedi qui précédait le grand prix de Dieppe, Raynaud était entré dans son bureau : avec un ami au moment où Raoul maniait des sommes considérables. Le jeune homme se disposait à les lui remettre.

Pendant que Raoul comptait les liasses de dix mille francs, Raynaud disait à son ami :

« Le tuyau est sûr !… Volubilis à vingt contre un, dans un fauteuil !… »

On vint demander sur ces entrefaites le banquier, qui passa dans une pièce adjacente. Son ami ne l’attendit pas. Raoul avait des flammes au cerveau. Il avait arrangé, pour le lendemain, un voyage à Dieppe, moins pour voir sa maman qui s’y trouvait en villégiature, que parce qu’il savait que Nina serait au grand prix !… Nina ! Volubilis ! Vingt contre un ! et deux louis en poche !

Ses mains froissaient fébrilement tous ces billets, dont un seul pouvait lui redonner une petite fortune.

Charles Raynaud était l’ami intime du propriétaire de Volubilis. Raoul n’avait aucun doute sur la valeur du tuyau. Il pensait pouvoir rembourser le surlendemain… Tout de même, un emprunt pareil, quelle que fût la somme et l’espérance de remboursement, ça avait un nom !

Raoul était en train de désépingler une liasse de dix mille, pour lui emprunter une coupure, une seule !… quand Raynaud rentra dans le bureau… Il n’eut que le temps de faire disparaître toute la liasse dans la poche intérieure de son veston… Le banquier jeta en hâte toutes les sommes qui se trouvaient sur la table dans son coffre, sûr de la comptabilité et de l’honnêteté de Raoul. Et il partit… Derrière lui, un jeune homme, d’une pâleur mortelle, faisait un geste comme pour le retenir… mais le banquier ne se retourna pas.

Raoul de Saint-Dalmas avait cinq cents louis à mettre sur Volubilis et c’était un voleur !…

…………………………

La minute qu’il vécut quand, le lendemain, la cloche du pesage annonça que le départ venait d’être donné, comment l’oublierait-il jamais ! Quelle torture et quel espoir habitaient son cœur ! Oui, dans une minute, montre en main, il serait un homme perdu à jamais ou riche de nouveau et nul ne pourrait soupçonner sa honteuse défaillance… et Nina-Noha serait à lui !

C’est pour elle qu’il avait vécu cette minute atroce ! Il avait passé la nuit à errer comme un insensé sous ses fenêtres !… Mais quelle revanche, peut-être, se préparait pour lui… Dans une minute, il serait fixé : Nina ou la cour d’assises !

Il n’avait pas voulu voir la course. Seul, derrière les tribunes, il marchait. La sueur coulait de ses tempes ! Quelqu’un qui l’eût rencontré alors, l’eût difficilement reconnu, tant la folie du moment l’avait ravagé ! Ses gants, entre ses mains, n’étaient plus que des loques.

Un immense silence planait sur le champ de courses comme il arrive parfois dans les secondes critiques où le sort d’une grande épreuve est en suspens…

Et puis, tout à coup, il y eut mille cris :

« Volubilis ! Volubilis ! Volubilis ! tout seul ! »

Il se rua vers les tribunes, bouscula des joueurs qui protestèrent, mais arriva à temps pour voir Volubilis…que l’on avait cru un moment vainqueur, arriver quatrième…

Raoul descendit les gradins avec des hésitations de vieillard.

Il voulait quitter le champ de courses, tout de suite. Il pensait à se tuer. Il rencontra Nina entourée de ses amis : « Eh bien, mon petit, il me coûte cinquante louis, ton tuyau ! » Il ne répondit pas. Il lui jeta un regard de désespoir infini. Il ne l’aimait plus. Son désastre moral était si grand qu’il ne lui restait plus qu’un horrible mépris pour elle et pour lui-même. Il gémit :

« Pardon, maman ! »

Et c’était pour sa mère qu’il avait renoncé au suicide…

Il s’était demandé, à cause d’elle, s’il n’y avait point quelque chose de mieux à faire et de plus brave que de se loger une balle dans la tête. Les bons sentiments qui étaient encore au fond de lui et que n’avaient pu étouffer tout à fait les désordres de son imprudente jeunesse lui avaient dicté son devoir. Dès le lendemain matin de ce jour fatal, il se rendait à son bureau comme à l’ordinaire. Il était décidé à tout dire à Raynaud.

Celui-ci ne parut pas de la matinée. Raoul eut encore à manier de fortes sommes. Pas une seconde la possibilité de regagner les dix mille francs volés en faisant un nouvel empruntà la caisse ne le tenta. Il n’en eut même pas l’idée. Son premier geste, dans ce genre d’exercice, l’avait rempli d’une horreur sans nom. Il se sentait capable de mourir de faim devant des millions.

L’après-midi, il fut le premier au bureau, Raynaud ne venait toujours pas. Le supplice de Raoul était à son comble. Un haut employé de l’administration qui eut l’occasion de lui parler fut frappé de sa pâleur et de son air égaré. Il ne paraissait pas entendre ce qu’on lui disait :

« Vous êtes malade ? » lui demanda-t-il.

Il ne répondit pas à sa question, mais demanda :

« Est-ce que M. Raynaud ne doit pas venir aujourd’hui ?

– Si, mais il arrive tard. Il est à la vente des bijoux de la reine de Carynthie. »

Raynaud rentra vers les six heures. Mais il n’était pas seul. Il avait avec lui quelques amis qui le félicitaient de l’achat d’un collier de perles magnifiques. Sans s’apercevoir du trouble de Raoul, il lui montra le collier dans son écrin. Raoul connaissait déjà ce bijou que Raynaud désirait acquérir et qu’il était allé voir avec lui chez l’expert. Il se pencha sur le collier sans pouvoir prononcer un mot. Raynaud crut qu’il prolongeait à dessein son examen à cause d’une des perles qui avait un défaut :

« Je ne comprends qu’ils aient laissé cette perle dans un pareil joyau, disait Raynaud. Je la ferai enlever. Tel quel, le collier est encore pour rien : cent cinquante mille francs ! »

Raoul, pour qu’on ne s’aperçût pas de son agitation, continuait de fixer stupidement le collier. Toute sa vie, il devait en avoir la vision…

« C’est une perle morte, mais il serait peut-être possible de lui rendre son éclat primitif. »

Et ces messieurs discutèrent quelque temps là-dessus.

Puis ils se retirèrent et Raoul et Raynaud restèrent seuls. Alors Raoul dit tout. Pendant qu’il parlait, le banquier le regarda d’abord avec stupéfaction, puis avec une menaçante sévérité : c’est en tremblant que Raoul termina sa confession.

« Ce n’est pas pour moi, monsieur, que je vous implore. C’est pour ma mère : qu’elle ne sache rien ! Je me tiens à votre disposition pour faire ce que vous voudrez ! Je suis votre chose ! J’accepterai le travail le plus misérable et, devrais-je les regagner sou à sou, je vous rendrai ces dix mille francs !… »

Il s’était tu. Le banquier gardait le silence, un silence terrible qui se prolongeait. Raoul crut qu’il était perdu. Il sortit un revolver de sa poche.

Raynaud vit le geste, comprit que Raoul allait se tuer. Il lui saisit la main, le désarma, jeta le revolver sur le bureau :

« Malheureux enfant, qu’as-tu fait là ! »

Raoul s’écroula à ses genoux en sanglotant. Il le releva.

« Rassure-toi, ta mère ne saura rien ! »

Le banquier alla lui-même pousser le verrou de la porte qui faisait communiquer son cabinet avec les bureaux de son administration et revint à Raoul.

« Comprends-tu que ce qu’il y a de plus affreux dans cette histoire, c’est que toi, qui as reçu une éducation exceptionnelle et dont je veux croire, malgré tout, le fonds honnête (tes aveux et ton repentir me le prouvent), tu n’aies pas su résister à une aussi basse tentation ! Tu es plus coupable qu’un autre, Raoul ! Écoute : voici ce que j’ai décidé : tu vas quitter Paris, la France et toutes les Nina-Noha qui ont fait ton malheur. Tu iras te refaire une vie en Amérique. Tu prendras demain matin le paquebot qui part du Havre pour New York ; je dirai à ta mère que c’est moi qui t’ai expédié là-bas d’urgence pour une affaire importante. Tu vas prendre le rapide de huit heures, ce soir. Tu n’as pas de temps à perdre ! »

Et, ouvrant son coffre-fort, il y prit deux liasses de dix mille francs qu’il tendit à Raoul.

« Débrouille-toi avec cela et redeviens un honnête homme ! Ne me remercie pas. Je fais cela en mémoire de ton père qui m’a rendu de gros services ! »

Raoul, éperdu, suffocant de reconnaissance, partit avec les vingt mille francs. Le banquier lui ouvrit lui-même la petite porte qui lui servait d’entrée particulière et qui permettait la sortie directe par la cour.

Il avait laissé son coffre-fort ouvert.

Il n’y avait pas une minute qu’il était revenu dans son cabinet que, des autres bureaux, on entendit un tumulte effroyable, des cris, le bruit d’une lutte, un coup de feu. On se rua sur la porte du cabinet. On dut la défoncer. Quand on pénétra dans le bureau particulier de Raynaud, celui-ci gisait, tué d’une balle au front devant son coffre-fort ouvert.

Le collier, les titres, les billets, tout ce qui avait une valeur avait disparu.

On chercha Raoul. Il restait introuvable. On se rappela la mine singulière qu’il avait eue ce jour-là. Le soir même, l’enquête avait établi que le revolver fumant encore, trouvé dans le bureau, avait été acheté le matin de ce jour par Raoul. On ne douta point qu’il eût fait le coup, ni qu’il se fût échappé par la fenêtre laissée grande ouverte et donnant sur le toit d’une petite pièce en encorbellement d’où l’on pouvait gagner, par une fenêtre, l’escalier intérieur d’un immeuble voisin.

Le lendemain matin, Raoul était arrêté au Havre au moment où il se disposait à prendre le paquebot pour l’Amérique.

C’est en vain qu’il clama son innocence. Son avocat lui-même n’y crut pas. Trop de preuves l’accablaient. On sait le reste.