Mon père, qui était dans les aciers, avait
dessein de me prendre dans ses affaires, mais, auparavant, il
tenait à ce que je fisse un stage complet dans un de ces Instituts
technologiques des États-Unis où l’on est censé apprendre tout ce
qui peut être utile à un ouvrier et à un ingénieur, mais où,
spécialement et glorieusement, on pratique tous les sports. Je puis
dire que j’étais l’orgueil de l’Institution, bien que le plus
cancre. La boxe, le tennis, le golf, l’équitation, la natation,
l’aviron me distrayaient avec violence de la pensée de Cordélia
sans m’en détacher jamais.
Je comptais les mois qui me séparaient du
bonheur attendu. Entre-temps, mon père et ma mère étaient morts
presque en même temps au cours d’une épidémie d’influenza, comme on
disait alors. J’accomplissais leur volonté, en ne précipitant point
les événements. C’était leur idée que je ne me mariasse point avant
que j’eusse atteint mes vingt-quatre ans. Je ne voulais pas les
contrarier, surtout après leur mort.
Mon oncle, en ces circonstances cruelles, fut
parfait pour moi. Il s’occupa de toutes mes affaires. Je n’eus
aucun ennui bien que mes parents me laissassent une grosse
fortune.
Il me demanda si je voulais prendre la suite
des affaires de mon père. Je lui répondis que je n’y aurais point
manqué si cela avait été nécessaire, mais que, puisque j’étais
suffisamment riche pour faire le bonheur de Cordélia et le mien,
j’avais décidé de vivre le mieux possible de nos rentes. Il me
répliqua que je m’ennuierais si je ne travaillais point. Je lui
répondis encore que je m’étais quelquefois ennuyé quand je
travaillais, mais jamais quand je ne travaillais point. Mon oncle
avait les idées d’un autre âge, qui n’a pas connu tout ce dont la
vie d’aujourd’hui est pleine : je veux parler du mouvement,
qui donne la santé et la beauté. Un athlète ne s’ennuie pas.
Du reste, le raisonnement que je tiens là, sur
le travail, n’est point nécessairement celui d’un
« sports-man ». J’ai entendu un homme d’une grande
intelligence, un homme de lettres (c’était un romancier qui
travaillait dix heures par jour) affirmer qu’il avait horreur du
travail, parce que le travail, en absorbant le meilleur de son
temps, l’empêchait de voir la vie, occupation prodigieuse,
spectacle où ne s’ennuient que les imbéciles. Il considérait le
travail comme une basse nécessité à laquelle l’humanité avait été
condamnée pour on ne sait quel crime et il disait que ceux des
humains qui, par un sourire des dieux, en ayant été affranchis, le
réclament à nouveau parce qu’ils trouvent les heures trop longues,
méritent un châtiment éternel.
Et, moi, je suis de cet avis et
j’ajoute : « S’ils s’ennuient, qu’ils fassent du
football, sacrebleu !… »
Enfin, j’atteignis mes vingt-quatre ans et je
pris le paquebot pour Le Havre. Je m’imaginais déjà Cordélia
m’attendant au bout de la jetée. Il y avait dix-huit mois que je ne
l’avais revue. Nous n’avions cessé de nous écrire dans la plus
grande liberté. Cependant, dans la dernière période de mon séjour
là-bas, j’avais cru m’apercevoir qu’il y avait quelque chose de
changé en elle.
Son cœur, certes, était resté le même pour
moi, mais sa pensée devenait incertaine, autant dire que je ne
comprenais point tout ce qu’elle me mettait dans ses lettres. J’ai
dit que Cordélia avait toujours eu du penchant pour les arts, et,
particulièrement, pour la peinture. Eh bien, c’est à propos d’un
petit tableau qu’elle m’avait envoyé (mon portrait fait de mémoire,
que je trouvais magnifique) qu’elle m’écrivit des choses
extraordinaires, que je qualifiai avec mépris, et sans trop savoir
pourquoi, de « déliquescentes », enfin appartenant à un
domaine dans lequel on n’avait pas l’habitude de se promener à mon
Institut technologique.
Je me disais : Cordélia pense
trop ! Il est temps que j’arrive. Ce que je vais lui
faire lâcher ses livres, sa peinture et sa musique ! et
hop ! à cheval ! comme dans le bon vieux temps !
Mais revenons à ce petit portrait, à propos de
quoi je vais sortir « mes notes »… Certes ! je n’ai
rien du monsieur qui écrit au jour le jour ses mémoires.. Mais je
suis très heureux d’avoir toutes ces notes et voici comment elles
ont été prises, presque sans que je m’en doute, et comment elles
ont été conservées. J’ai beaucoup d’ordre et j’ai toujours tenu un
compte exact de mes dépenses. Tous mes petits registres, je les ai
encore. Or, le soir, après avoir fait mes comptes de la journée, je
restais là devant mon total à rêver de Cordélia et, quelquefois, je
ne refermais point le livre sans y avoir consigné quelque pensée à
son adresse ou quelques réflexions à propos de sa dernière
lettre.
C’était souvent très simple. Ainsi, je lis,
sur le compte de la journée du 25 avril 19… (35 dollars, 10
cents… Chère Cordélia, nous aurons de beaux
enfants !) ou encore quelque chose de plus simple encore…
le 30 mai de la même année (25 dollars, 10 pence… Chère, chère,
chère Cordélia !) Et voici les notes à propos du petit
portrait : « J’ai reçu, aujourd’hui, mon portrait, peint
par Cordélia. Il est frappant de ressemblance. Rien n’y manque, pas
même la marque que j’ai gardée sous le sourcil droit d’une chute
malheureuse que je fis sur l’angle d’une marche quand j’avais huit
ans. Je perdis alors du sang en abondance et je me rappelle le
désespoir de Cordélia qui jouait avec moi. Je suis sûr qu’en
retraçant cette petite cicatrice, Cordélia s’est souvenue de cette
heure néfaste avec émotion. Chère, chère Cordélia ! »
Et c’est un mois plus tard que j’inscris la
note suivante : « Qu’arrive-t-il ? J’ai reçu une
lettre de Cordélia à laquelle je ne comprends rien ! Elle me
réclame mon portrait. Elle trouve cette peinture indigne. Je n’ai
pas bien saisi si elle estimait qu’elle fût indigne d’elle ou
indigne de moi. Enfin, elle prétend que tout en me ressemblant,
cela ne me ressemble pas !… Quel est ce
charabia ? »
Et, toujours à propos de ce portrait que je me
gardai bien, du reste, de lui renvoyer parce qu’il me plaisait à
moi, beaucoup, je lis encore : « Cordélia m’écrit, que je
devrais comprendre qu’il y a autre chose à mettre dans un portrait
que les lignes de la figure, par exemple le dessin de
l’âme et que, tant que l’on n’a pas dessiné l’âme dans un
portrait, on n’a rien dessiné du tout ! »
Eh bien, non, je ne comprends pas comment elle
pourrait dessiner mon âme, qui est une chose essentiellement
invisible ! Si elle veut dire par là qu’il est nécessaire de
mettre de la vie dans un visage, je suis de son avis et il suffit
pour cela d’un certain point éclatant et bien placé dans
l’œil ; mais dessiner l’âme ?… je vais lui
demander des explications…
Je passe quelques autres notes, qui relatent
mon étonnement, toujours à propos des lettres de Cordélia qui, du
reste, se faisaient de plus en plus rares et de plus en plus
courtes. J’ai hâte d’arriver au Havre. M’y voici.
Hélas ! Cordélia ne m’attendait pas sur
la jetée…
En revanche, un vieux domestique de mon oncle
vint au-devant de moi sur le Titan, qui est un petit
remorqueur faisant le service du pilotage et de la poste et
j’appris que Cordélia et son père étaient partis l’avant-veille
« pour un voyage pressé à l’étranger ».
Bien que très endurci par les sports, je ne
pus retenir mes larmes, car cette nouvelle était si inattendue et
coïncidait si peu avec mes désirs que j’eus le pressentiment d’un
malheur irréparable.