Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

LES SIGNES PARMI NOUS

© Librorium Editions 2019

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I

Caille, le colporteur biblique, a suivi encore un moment la route qui longe le lac ; puis s’est engagé dans un chemin de traverse.

Au bout de ce chemin, il y avait une maison. C’était une grande maison fraîchement repeinte en blanc, avec des contrevents verts ; à côté de la porte, sur un banc de même couleur, une femme déjà assez vieille était assise.

On devinait le lac, plus qu’on ne le voyait, à une espèce de luisant qu’avait l’air sur la gauche, et une espèce de papier d’argent est collé sur les objets du côté de la lumière.

C’est ici une étroite bande de pays prise entre la route et le lac ; c’est plat, c’est assez maigre et pauvre ; quelques vergers, des prés, guère de champs : le sable affleure ; ici, la nature de l’eau se mélange déjà partout à celle de la terre ferme ; on entend quelquefois un cygne s’envoler avec un bruit qui ébranle tout l’air ; ou bien l’hiver, sous le ciel bas, c’est la mouette, dont les cris comme ceux d’une brouette mal graissée répondent aux croassements du corbeau.

Caille allait cependant ; il passa sous deux platanes non ébranchés qui ombrageaient l’entrée de la cour ; ensuite venait la porte de l’écurie, puis la porte cintrée de la grange ; et un petit pavé pointu faisait qu’on se tordait les pieds quand on n’en avait pas l’habitude.

La femme, qui était sur le banc, écossait des pois ; elle leva la tête.

Et la Parole fut tirée par Caille de sa sacoche. Elle avait l’aspect d’une mince brochure à couverture bleue.

On entendit encore le petit bruit de cloches que les pois faisaient en heurtant le fond du baquet de terre cuite ; le bruit ne fut plus entendu, parce que Caille s’était mis à parler.

Il y en a qui sont portés par l’Esprit à la compréhension des Prophéties, d’autres moins, d’autres nullement ; notre métier, à nous, n’en est pas moins d’aller de porte en porte.

Notre métier à nous est de frapper à toutes les portes, surtout à celles qui ne s’ouvrent pas, fidèles serviteurs du Maître en tout, malgré les hommes : n’est-il pas écrit, en effet, qu’il sera occasion de scandale parmi les hommes ?

Les hommes ne savent plus, ou ne savent pas, ou ne savent pas encore, quand même les Signes sont venus, et s’annoncent de toute part, mais moi je ferai éclater les Signes à leurs yeux, par le moyen des Écritures, et de l’explication que d’autres serviteurs du Maître nous en ont donnée, n’étant rien moi-même, ou n’étant que son instrument, comme la truelle qu’on voit dans les mains du maçon, la hache dans celles du charpentier. Et donc Caille avait tiré de sa sacoche la Parole, et il présentait la Parole ; et la lumière vint sur elle, parce que c’était un beau jour d’été.

Tout de suite il vit que la femme savait de quoi il s’agissait.

Il y en a qui se fâchent, d’autres se détournent, d’autres n’ont pas l’air de vous voir ; elle, simplement, l’avait regardé ; puis ses mains vinrent rejoindre les bords du baquet de terre cuite et s’y fixèrent.

C’est l’explication des événements actuels à la lumière des Écritures. Car les Temps vont venir et il convient de s’y préparer. Les Signes, l’un après l’autre, sont dépeints dans le Livre ; ne voyez-vous pas qu’ils éclatent aussi déjà parmi nous ? Hâtez-vous de vous repentir ; les Temps sont proches. Hâtez-vous d’ouvrir les yeux, si vos yeux savent voir encore et tenez vos oreilles ouvertes toutes grandes, si elles savent encore entendre.

Il ne disait pas tout cela, debout devant la femme dans sa jaquette noire, sous son chapeau de feutre dur, de gros souliers ferrés aux pieds ; – il s’était contenté de tendre la brochure avec des mots beaucoup moins compliqués, étant seulement le marchand de la chose, faisant commerce de la chose, par dédicace de sa personne à Celui qui est, qui était, qui sera (comme il est écrit aussi) : mais il y en a qui sont préparés et elle sûrement qu’elle était préparée.

Elle lui a demandé d’abord s’il venait de loin.

Il secoua la tête.

Elle lui demanda alors « quand ce serait », il dit qu’on ne savait pas. Peut-être aujourd’hui, peut-être demain ; personne ne connaît le jour, ni l’heure, mais tenons-nous prêts, car les Temps sont proches.

Elle avait posé la brochure sur le banc à côté d’elle ; elle prit son porte-monnaie ; elle lui demanda combien c’était ; il répondit : « Un franc vingt-cinq » ; elle lui donna deux francs ; il tira à son tour son porte-monnaie de sa poche ; c’était plutôt une espèce de bourse, de fortes dimensions, en cuir noir, avec un coulant.

Il rendit à la femme septante-cinq centimes, ainsi l’opération fut faite, la Parole une fois de plus était mise en circulation.

Cependant les choses autour de nous ne sont pas silencieuses : elles ont un message à nous transmettre, elles aussi. Sous un ciel pas encore blanc (mais on sent qu’il ne tardera pas à le devenir), elles sont une réunion qui dit : « On est là ; regardez-nous. » Les platanes parlent, ils disent : « On est là. » Ils ont une peau trop blanche et trop lisse, qui fait qu’on détourne les yeux de sa blancheur, comme quand une femme ôte sa robe. La fontaine, d’une voix monotone et sans fin, répète tout le temps la même chose, disant : « On est, on coule, je fais beau, je coule, on est, on dit quelque chose parce qu’on est ; on dit qu’on coule, on fait son métier ; on coule, je suis fraîche à boire, je fais frais où je coule, l’herbe m’aime, l’herbe a besoin de moi. » Et l’herbe : « C’est vrai. » Le toit est en inclinaison dessus le mur qui est d’équerre ; le toit dit : « Il est bon que je sois en inclinaison. »

On entendait de nouveau le bruit des pois roulant contre la terre du baquet, qui était assez grand, verni en rouge brun, avec des palmettes vertes ; puis il n’y a plus eu de bruit du tout, parce que le baquet allait se remplissant : « Et moi, est-ce qu’on fait attention à moi ? » dit la passe-rose.

Alors elle se fait plus grande encore et plus mince qu’elle est, qui l’est pourtant déjà assez, dans sa robe en étamine vert clair, toute garnie de pompons roses.

La femme dit à Caille :

— Ne voulez-vous pas prendre quelque chose ?

Il n’accepta qu’un verre d’eau, comme dans les premiers Temps.

Car les Temps d’aujourd’hui ressemblent à ces premiers Temps.

Elle avait été chercher un verre ; il avait bu ; puis, assujettissant sa sacoche sur sa hanche gauche :

— Courage et confiance, disait-il ; que la paix soit avec vous !

Il repassa sous les platanes ; ils disaient : « On est beaux, regardez-nous » ; il ne les a pas regardés.

Un peu plus loin, il y eut le chemineau ; le chemineau était couché contre le talus de la route. Le talus étant assez raide, il se trouve qu’on a, tout naturellement, la tête plus haut que le corps, comme il convient. Il n’avait qu’à lever le pied, son pied lui cachait le mont.

En face de lui était le mont peint de vignes ; il levait le pied : plus de vignes.

— Le grand village qui est dans le bas, il levait le pied : plus de village.

Il fermait un œil, il regardait la place que son pied prenait sur l’importance des choses d’avant ; c’était à présent son pied, l’important.

Il bâilla, il croisa ses bras sous sa tête ; ils disent que je ne suis rien, qu’ils y viennent voir.

C’est moi qui commande, je fais, je défais ; j’ôte de devant moi quand je veux cette église ; les propriétés fichent le camp.

Jusqu’au ciel du bon Dieu, contre quoi j’agis, si je veux ; pas besoin de lever le pied beaucoup, plus pour que j’y entre, et j’y dérange des choses ; – il bâilla, alors se fit entendre ce pas derrière lui.

Il se retourna ; c’était Caille qui venait.

De nouveau, le chemineau bougeait son pied et en haut du mont sont des petits bois ; il promenait son pied de droite à gauche et de gauche à droite tout le long de ces petits bois.

— Combien ? qu’il dit à Caille… C’est trop cher pour moi.

Et, comme Caille s’était arrêté, l’assurant qu’en ce cas la brochure ne lui coûterait rien :

— Alors, c’est trop bon marché pour moi !

Et de nouveau faisait aller son pied, bâilla (on attendait), voilà cette grande maison, je la vise : enlevée ! le cimetière : pan ! enlevé (on attendait toujours), quel jour est-ce que c’est aujourd’hui ? un mercredi, je crois, le mercredi 31, le mercredi 31 juillet ; un, deux, trois, quatre, cinq, six… six villages.

— Et où allez-vous comme ça ? Est-ce que vous allez enterrer quelqu’un ?… Vous n’avez pas trop chaud dans votre costume de voyage ?…

Et Caille parlait ; et lui :

— Ça va bien.

Il ferme les yeux à présent, parce qu’il fait chaud ; il y a au-dessus de lui un petit frêne, mais quand même un peu mince d’ombre ; l’épaisseur de l’herbe sous lui n’était qu’un assez pauvre matelas ; il entend le pas qui s’éloigne : « Au revoir, m’sieur ! Bon voyage. »

On les connaît, c’est un de ces marchands de fin du monde, on en voit beaucoup depuis quelque temps ; comme si ça pouvait me faire quelque chose, à moi, que le monde finisse ou non.

Caille cependant avait poursuivi son chemin ; la route s’était mise à obliquer vers l’eau : c’est le moment où la bande de terre prise entre la route et le lac commence à s’appointir visiblement ; et, dans le fin bout de la pointe, voilà que se montrait un assez gros village.

L’herbe devint plus jaune ; il y avait aussi, cousues de distance en distance dans cette étoffe jaune, des pièces grises.

Avec du mélilot, avec des touffes de mille-pertuis, avec des beaux coquelicots rouges ; et, parmi tout cela, une petite maison montée sur roues (deux fenêtres, une cheminée, un escalier à l’arrière).

Un très vieux cheval, qui était blanc, avec un peu de vert sous le ventre, broutait le sable, tout à côté. Une marmite à trois pieds était disposée sur un petit feu, qui sentait mauvais ; un enfant criait à l’intérieur de la voiture.

L’homme parut dans le dessus de l’escalier, ayant soulevé le rideau qui servait de porte.

Il a levé le bras au-dessus de sa tête pour dire : « Foutez-moi le camp ! » et Caille a bien tenté de s’approcher quand même, mais alors l’homme, abaissant le bras, les poings fermés et la tête en avant, avait descendu l’escalier.

Rien à faire ; Caille soupire.

Il était de nouveau sur la route ; il faisait chaud, toujours plus chaud.

Est-ce qu’il voyait seulement la fête que c’était, sur sa gauche, où il y avait le lac, et entre le ciel et le lac toutes ces flammes envoyées, renvoyées, de sorte qu’on ne sait plus, pour finir, si la lumière vient d’en bas ou d’en haut.

Il repousse sa sacoche qui était lourde ; il approchait du village, tout changea encore une fois, est-ce qu’il s’en aperçut seulement ?

On était arrivé à une lignée de grands ormes ; de l’autre côté de la route, le terrain donne subitement un coup d’épaule, dessinant sur le ciel une crête qui attire l’œil ; est-ce seulement par hasard que Caille a regardé de ce côté ? mais tout à coup apparut au-dessus le Cheval Pâle qui est annoncé, et le Cheval Pâle disparut derrière.

On entendait aiguiser une faux ; tout à coup la faux s’est tue.

L’homme fut frappé, pendant qu’il aiguisait sa faux ; il tomba assis sur sa brouette à herbe, lâchant la lame de sa faux.

Il tomba assis, pencha de côté ; sa figure devint toute rouge, sa figure devint toute blanche ; il ouvrait la bouche, montrant ses dents, sans parvenir à remordre à l’air ; un ruisseau de froid, comme quand on vous a mis de la neige dans le cou, lui coulait le long de l’épine.

Il est dit que les maladies viendront, et ce sera le Temps du quatrième sceau. Alors le Cheval Pâle est lâché, le Cheval Pâle frappe d’en haut. Il choisit les plus forts, les plus jeunes, les plus utiles parmi les hommes, – ces Temps du quatrième sceau, et les hommes seront retranchés par l’épée, par la famine, par la mortalité, par les bêtes sauvages de la terre. Est-ce qu’on a vu ce nuage ? ou bien si les yeux de chair ne suffisent pas pour le voir ? Mais, moi, je l’ai vu, il venait ; il a passé par-dessus la crête ; c’est ce qu’il y a de plus robuste qui est frappé ; les Temps sont là de la mortalité ; – et Caille va toujours, mais l’autre là-haut tremble de tout son corps, tellement que ses dents claquent, et on entend le bruit qu’elles font ; tellement qu’il n’arrive pas à fermer sa chemise, grande ouverte sur sa poitrine ; l’été règne, le grand été, il a sur la peau comme de la glace ; il ne peut plus bouger, il laisse ses mains pendre, tout son corps glisse et se répand. « Encore un ! » crient des hommes dans le pré d’à côté ; « c’est Aloys ! » ils viennent, ils l’appellent : « Aloys ! qu’est-ce qu’il y a ? » il ne répond pas, il n’a pas l’air d’entendre, il n’a même pas l’air de les voir ; eux l’arrangent sur la brouette à herbe, l’appuient contre le dossier qu’elle présente sur son devant, lui jettent sur le corps sa veste, et un des hommes prend la brouette par les poignées et les deux autres marchent à côté.

Ils passent par en haut ; on ne les voit pas de la route. Ici, c’est seulement ces grands ormes, construits en belles feuilles vertes, et dont la construction occupe tout un côté du ciel.

Ici, c’est seulement qu’il se met à faire plus frais et la route est couleur d’ardoise, la route est comme mouillée (cette couleur gris foncé qu’elle a). On ôte son chapeau pour sentir sur son front la compresse faire bon. Entre les troncs, le lac est dressé tout debout ; son coutil pend par rectangles ; ces rideaux de lac sont tendus de tronc à tronc comme de la toile ; on voit dessus des choses peintes : un bateau, un cygne, un second bateau, un pêcheur.

Caille porte une jaquette noire, un pantalon gris à rayures, de gros souliers à clous ; il a une barbiche, une figure pâle, des yeux enfoncés ; la Parole s’avance à ses côtés, les Signes, en même temps, s’avancent.

Et cependant deux grandes filles se sont montrées, allant du côté de l’eau avec une corbeille à lessive.

La corbeille à lessive est entre elles, et, elles, elles penchent vers elle, chacune la main passée dans une des anses d’osier ; penchent l’une vers l’autre, tirées de côté par le poids, ployant dans le milieu du corps ; ont des robes de toile bleue, sortent du soleil pour rentrer dans l’ombre, ressortent de l’ombre, sont dans le soleil.

II

Drôle de temps que c’est et plein de contradictions, n’est-ce pas ? les uns ont tout, les autres rien.

On cherche à comprendre.

Quand on voit la moisson qu’on aura cette année, on n’arrive pas à se représenter qu’il y ait des pays où on meure de faim.

On dit que le mark est à 66 et partout la puissance d’achat de l’argent a diminué au moins de la moitié ; nous, notre argent est en terres : or, la terre a doublé de prix.

On dit qu’il y a des famines un peu partout dans le monde ; nulle part ici la famine n’est criée, bien au contraire, comme vous voyez, c’est l’abondance qui est criée ; partout les champs qui la déclarent, roses d’esparcette, gris d’avoine, ou d’avance couleur de pain à cause du blé qui a bruni.

On dit également qu’il y a beaucoup de maladies dans le pays, terriblement de maladies : mais, disent les gens incrédules, est-ce qu’il n’y en a pas toujours eu ? est-ce que les savants dans les journaux n’annoncent pas qu’il faut s’attendre, tous les vingt ou trente ans, à ces retours d’épidémies ?

Ailleurs ils ont des tués par milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers : ici les murs du petit cimetière, quoique bas, n’ont pas été débordés ; cinquante ans de nos morts tiennent à l’aise derrière, toute la collection de ceux dont on est sortis, depuis le temps de nos grands-pères et grand’mères, sans qu’on ait eu besoin de s’en débarrasser.

Et ailleurs tremblent les maisons, quand la pièce lourde lâche son coup ; elles penchent d’un côté, de l’autre, comme si elles allaient tomber, il leur faut un moment pour retrouver leur équilibre ; ici on entend bien le canon, mais c’est un canon pas méchant, c’est l’artillerie qui s’exerce, écoutez, ils tirent à Bière, personne n’y fait attention.

À l’auberge de commune, le syndic était en train de causer avec le nommé Christinet, qui passait pour avoir gagné une centaine de mille francs depuis le commencement de la guerre. Christinet disait :

— Ça va bien !

Le vieux fer, le cuivre, le laiton, l’étain, le papier, le tartre, les peaux de lapin ; Christinet de nouveau :

— Ça va bien !

Est-ce de son commerce qu’il parle, ou bien s’il fait allusion aux bonnes nouvelles qu’on a de la guerre, car elles sont bonnes ce matin ; mais le syndic sait lui répondre.

— Ça va même trop bien, dis donc !

Lui, c’est de la guerre qu’il parle ; si elle va si bien que ça, elle ne durera plus longtemps ; alors, finie la guerre, Christinet, fini le bon temps.

Christinet vous a regardé le syndic par-dessus la table :

— Tu crois ?

Il se met à rire.

— On est plus malin que ça !

Deux hommes entrent, il fait bon. Il y a toute une collection de bouteilles. Des blanches, des roses, des jaunes, des vertes : kirsch, grenadine, menthe, anisette. Et les hommes :

— Eh bien ! dites donc, ça va bien !

— Ça va même joliment bien.

C’est les nouvelles de ce matin.

Montdidier pris, la Marne repassée, deux millions d’Américains qui arrivent, tout le front allemand qui craque, 150, 200, 250 kilomètres de front, ça va joliment bien, buvons !