Couverture

Johann Heinrich Pestalozzi

LÉONARD ET GERTRUDE

© Librorium Editions 2019

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AVERTISSEMENT

DU TRADUCTEUR.

Cet ouvrage, destiné au peuple, a obtenu en Allemagne un succès complet ; mais la différence, des mœurs, des cultes et des gouvernements empêchera probablement qu’il n’ait en France une utilité aussi générale ; il serait à désirer qu’un de nos écrivains voulut donner à ses compatriotes un roman populaire français, en marchant sur les traces de Pestalozzi.

Léonard et Gertrude a déjà été traduit dans notre langue ; je ne veux point ici faire la critique de cette première traduction ; je dirai seulement que Pestalozzi en fut très mécontent, et qu’il me pressa d’entreprendre celle-ci, qui a été commencée sous ses yeux et d’après ses avis.

Mes lecteurs admireront dans cet ouvrage une connaissance profonde du cœur humain, des caractères tracés avec une vérité parfaite, et une grande élévation de sentiments jointe à la simplicité la plus touchante. Quelques détails, quelques conversations, peut-être, ne plairont pas à tout le monde ; mais la réputation européenne de l’auteur, et le but important d’utilité qu’il a donné à son livre en le consacrant au peuple, m’ont empêché de les supprimer.

Je ne donne ici que la traduction du premier des trois volumes de Léonard et Gertrude, cette première partie pouvant être isolée sans inconvénient. Si elle obtient du succès, le reste ne tardera pas à paraître.

PRÉFACE DE L’AUTEUR.

Lecteur !

J’ai essayé, dans cet ouvrage, de présenter au peuple quelques vérités importantes et de les graver profondément dans son esprit et dans son cœur.

J’ai cherché à fonder cette narration, et les instructions qui en découlent, sur l’imitation la plus scrupuleuse de la nature et sur la simple exposition de ce qui existe partout.

Dans le cours d’une vie active, j’ai moi-même été témoin de la plus grande partie des faits que je raconte, et je me suis bien gardé d’ajouter ma propre opinion à celle du peuple, ni de rien changer à ce que je lui ai vu faire, à ce que je lui ai entendu dire.

Maintenant, si mes observations sont justes, si je réussis à les présenter d’une manière conforme à mes vues, elles frapperont par leur vérité ceux qui auront eu journellement les mêmes scènes sous les yeux ; mais si elles ne sont que l’ouvrage de mon imagination et des mes propres opinions, il en sera comme de tant de prédications du Dimanche dont il ne reste aucune trace le Lundi.

 

***  ***  ***

 

Maintenant, chères feuilles, avant que vous passiez de ma paisible retraite dans les lieux où les vents soufflent, où la tempête gronde, dans les lieux où il n’y a point de paix…

Encore un seul mot, puisse-t-il vous préserver de fâcheux orages !

Je ne prends aucune part aux débats des hommes sur leurs opinions ; mais ce qui les rend pieux et bons, intègres et vrais, ce qui porte l’amour de Dieu et du prochain dans leurs cœurs, le bonheur et la bénédiction dans leurs maisons, tout cela, je pense, doit être dans nos cœurs à tous, et ne trouvera point de contradicteurs.

L’Auteur.

CHAPITRE I.

Un homme dont le cœur est bon, et qui néanmoins rend sa femme et ses enfants très malheureux.

Dans le village de Bonnal demeure un maçon, père de sept enfants ; son nom est Léonard, et celui de sa femme Gertrude ; son métier lui fait gagner de l’argent, mais il a le défaut de se laisser entraîner au cabaret, où il agit alors comme un insensé, et il y a dans le village d’adroits coquins toujours occupés à tendre des pièges aux gens simples, et saisissant chaque occasion de leur soutirer de l’argent. Ils connaissent le bon Léonard, l’engagent souvent à boire, à jouer, et lui dérobent par ce moyen le prix de ses sueurs. Mais chaque fois que Léonard a ainsi passé sa soirée, il s’en repent le lendemain matin ; quand il voit Gertrude et ses enfants manquer de pain, son cœur se serre, il tremble, baisse les yeux, et s’efforce de cacher les larmes qu’il ne peut retenir.

Gertrude est la femme la plus honnête et la plus laborieuse de tout le village ; mais elle et sa florissante famille courent le risque de se voir enlever leur père, leur chaumière, d’être séparés, chassés de lieu en lieu, et réduits enfin à la plus extrême misère, parce que Léonard ne peut se passer de boire.

Gertrude voit ce prochain danger, elle en est pénétrée jusqu’au fond de l’âme ; lorsqu’elle va chercher de l’herbe dans sa prairie ou du foin dans sa grange ; lorsqu’elle dépose le lait de son troupeau dans des baquets reluisants de propreté ; hélas, dans tout ce qu’elle fait, elle est poursuivie par cette cruelle pensée, que sa prairie, son foin, ses bestiaux, lui seront bientôt enlevés ; et quand ses enfants l’environnent et se pressent contre son sein, sa tristesse augmente encore, et des pleurs inondent ses joues.

Longtemps elle avait su leur cacher ces larmes qu’elle versait en silence ; mais le Mercredi avant Pâques dernier, comme son mari tardait à rentrer, plus encore que de coutume, sa douleur devint si vive que les enfants s’en aperçurent. « Ah ! ma mère ! s’écrièrent-ils tous d’une voix, tu pleures ! » Ils se pressèrent plus étroitement autour d’elle, tous leurs gestes exprimaient la crainte ; bientôt elle n’entendit plus que des soupirs et des pleurs ; même le nourrisson qu’elle tenait dans ses bras laissa voir, dans ce moment d’effroi, un sentiment de peine jusqu’alors étranger pour lui. Son œil fixe, inquiet, acheva de briser le cœur d’une mère que pour la première fois il regardait sans sourire. Elle ne put retenir plus longtemps ses sanglots ; tous les enfants et le nourrisson pleurèrent avec elle, et les accents de la douleur générale retentissaient seuls dans la chambre, lorsque Léonard rentra.

Gertrude, le visage appuyé sur son lit, n’entendit point ouvrir la porte ; elle ne vit point entrer son mari ; les enfants ne l’aperçurent pas non plus ; ils ne voyaient que leur mère affligée ; ils se pendaient à ses bras, à son cou, à ses habits… C’est ainsi que Léonard les trouva.

Dieu voit du haut du ciel les pleurs des infortunés, et met un terme à leurs maux.

Il envoya son divin secours à Gertrude au milieu de ses larmes, en rendant Léonard témoin de cette scène de désolation dont son âme fut pénétrée. La pâleur de la mort se répandit sur son visage, et il put à peine s’écrier d’une voix altérée : « Ô Dieu ! que vois-je ? »… Alors seulement il fut aperçu. « Le père est là ! » s’écrièrent tous les enfants, et leurs plaintes bruyantes cessèrent aussitôt ; le nourrisson lui-même ne pleura plus.

Ainsi lorsque le torrent dévastateur ou la flamme dévorante cessent leurs ravages, aux cris d’effroi succède le silence morne qui accompagne les réflexions douloureuses.

Gertrude aimait son mari, dont la présence était pour elle un soulagement, même dans la plus profonde douleur ; Léonard, à son tour, se remit de sa première émotion.

D’où vient, Gertrude, lui dit-il, l’affreux désespoir dans lequel je te trouve ?

Cher ami ! répondit-elle, un noir souci tourmente mon cœur, et quand tu es absent, le chagrin me ronge toujours davantage.

Gertrude ! répliqua Léonard, je sais quelle est la cause de tes pleurs ; malheureux que je suis !

Elle éloigna ses enfants ; son mari se jeta dans ses bras, cacha son visage contre son sein, et ne put lui parler. Gertrude aussi garda quelque temps le silence, appuyée contre Léonard qui sanglotait de plus en plus ; enfin elle rassembla ses forces, et se détermina à le presser de ne plus exposer sa famille à l’indigence.

Gertrude était pieuse, et vivait dans la crainte de Dieu ; avant de parler, elle pria intérieurement pour son mari et pour ses enfants ; son cœur devint plus tranquille, et elle dit :

Léonard ! fie-toi à la miséricorde divine, et aie le courage de changer de conduite.

Ô Gertrude ! Gertrude ! s’écria-t-il en versant un torrent de larmes.

Mon ami, prend courage, et tout ira mieux. Je suis si fâchée de t’affliger, mon cher Léonard ! je voudrais te taire tous mes chagrins ; tu sais que près de toi du pain et de l’eau me suffisent ; tu sais que l’heure paisible de minuit est souvent pour moi l’heure du travail, et que je travaille avec joie pour toi et pour nos enfants. Mais si je te cachais mes inquiétudes et cette crainte qui m’oppresse, d’être un jour séparée d’eux et de toi, je ne serais pas leur mère, je manquerais à ce que je te dois… Ô mon ami ! ces chers enfants sont encore pleins d’amour et de reconnaissance pour nous ; mais si nous cessons d’être de bons parents, leur tendresse, la bonté de leur cœur sur lequel je fonde toutes mes espérances, se perdront infailliblement. Pense, mon ami ! pense à ce que tu éprouverais si ton fils Nicolas venait un jour à n’avoir plus de chaumière, s’il était obligé de vivre dans la servitude, lui qui déjà parle si volontiers du plaisir de vivre libre, et d’avoir un troupeau à soi ! Léonard ! lorsque tous ces chers enfants se trouveraient dans la misère par notre faute, lorsqu’il ne pourrait plus y avoir de reconnaissance pour nous dans leur cœur, lorsque nous les verrions pleurer sur nous, sur leurs parents… pourrais-tu vivre, Léonard ? Pourrais-tu vivre, si tu voyais tes enfants bannis du toit paternel, chercher leur pain à une table étrangère ? Ah ! j’en mourrais de douleur. – Ainsi parlait Gertrude, et des larmes inondaient son visage. Celles de Léonard étaient encore plus amères. « Que faire ? » s’écriait-il, « que devenir ? Je suis encore plus malheureux que tu ne crois ; tu ne sais pas tout… Ô Gertrude ! Gertrude !... » puis il se tordait les mains, et éclatait en sanglots. Mon ami ! ne désespère pas de la bonté de Dieu, quel que puisse être ce malheur… parle… afin que nous cherchions ensemble les moyens de nous sauver.

CHAPITRE II.

Gertrude prend une résolution, et l’exécute ; elle va chez le seigneur du village, et trouve en lui un cœur paternel.

Ô Gertrude ! Gertrude ! mon cœur se brise de ce qu’il faut enfin te faire connaître toute ma misère ; je vais augmenter tes angoisses… cependant, il le faut. Je dois au Bailli Humel trente florins… il est cruel comme un tigre pour ceux qui lui doivent ; ah ! plût à Dieu que je ne l’eusse vu de ma vie ! Quand je ne vais pas chez lui, il me menace de la justice ; et quand j’y vais, le prix de mon travail passe dans ses mains. Voilà, Gertrude, voilà la cause de notre malheur.

Cher ami ! répondit-elle, n’oserais-tu pas t’adresser à Monsieur d’Arnheim ? il est le père du pays ; tu sais que les veuves et les orphelins se louent de sa bonté ; je suis sûre que tu trouverais en lui conseil et protection.

Léonard. Je ne le puis ; je n’oserais rien dire contre le Bailli ; il est si audacieux, si rusé ! il a tant de moyens pour nuire à un pauvre homme auprès des autorités, et empêcher qu’on ne l’écoute !

Gertrude. Je n’ai encore parlé devant aucune autorité ; mais lorsque la nécessité m’y conduirait, je sens que je pourrais dire la vérité à qui que ce fût ; ne crains rien, pense à moi, pense à tes enfants, et va chez Monseigneur.

Léonard. Non, Gertrude, il m’est impossible de le faire, je ne suis pas innocent ; le Bailli prendra tout le village à témoin que je suis un débauché ; qu’aurai-je à répondre ? personne ne voudra le contredire en face, ni déclarer que c’est lui qui me débauche. Si je le pouvais, Gertrude, je le ferais volontiers ; mais si je fais auprès de Monseigneur une démarche qui ne me réussisse pas, pense donc à la vengeance que Humel exercera contre nous.

Gertrude. Mais aussi, si tu ne dis rien, il t’entraînera infailliblement à ta ruine. Léonard ! songe à tes enfants ; il faut mettre fin à l’inquiétude qui nous tourmente ; va au château, ou bien j’irai moi-même.

Léonard. Je ne le puis ; mais si tu l’oses, ah Dieu ! si tu l’oses, vas-y, et dis tout à Monseigneur.

« Eh bien, j’irai, » répondit Gertrude. Elle ne ferma pas l’œil de la nuit ; mais elle pria Dieu durant cette insomnie, et se fortifia de plus en plus dans la résolution d’aller chez le Comte d’Arnheim, seigneur du village.

De grand matin, elle se mit en route ; son nourrisson, frais comme une rose, était sur son bras, et elle se rendit au château qui était à deux lieues de Bonnal. M. d’Arnheim déjeunait sous les tilleuls qui en ombragent la porte, lorsque Gertrude s’approcha ; il l’aperçut, il vit l’enfant brillant de santé dans ses bras, la douleur et la mélancolie sur son visage encore empreint des traces de ses larmes.

Que veux-tu, mon enfant ? qui es-tu ? dit-il d’un air bienveillant qui donna à Gertrude le courage de parler.

Monseigneur, je suis la femme de Léonard, le maçon de Bonnal.

Tu es une brave femme ; j’ai distingué tes enfants entre tous ceux du village ; ils sont plus honnêtes et paraissent mieux soignés que les autres ; cependant j’ai ouï dire que vous étiez très pauvres ; que puis-je faire pour vous ?

Ô mon bon seigneur ! Léonard doit depuis longtemps trente florins au Bailli Humel ; c’est un homme bien dur ; il entraine mon mari à jouer et à faire toutes sortes de dépenses. Léonard, qui le craint, n’ose pas se dispenser d’aller dans sa maison où il laisse presque tous les jours le fruit de son travail, le pain de ses enfants. Monseigneur ! nous en avons sept, tous en bas âge, et si nous n’obtenons du secours contre le Bailli, nous serons forcés de mendier. Je sais que vous avez pitié des veuves et des orphelins, c’est pourquoi j’ai osé venir vous conter notre malheur. J’ai apporté toutes les petites épargnes de nos enfants avec l’intention de les déposer entre vos mains, et de vous supplier d’empêcher que le Bailli ne persécute mon mari jusqu’à ce que nous ayons amassé de quoi le payer.

Depuis longtemps M. d’Arnheim avait des soupçons sur son Bailli ; il reconnut à l’instant la justice de cette plainte et la sagesse de cette demande ; il prit une tasse de thé qui était devant lui, et dit : Tu es à jeun, Gertrude, bois ce thé et donne de ce lait à ton bel enfant.

Gertrude rougit, et fut si touchée de tant de bonté qu’elle ne put retenir ses larmes.

M. d’Arnheim se fit raconter les actions de Humel et de ses affidés, les peines et les besoins qu’avait éprouvés Gertrude depuis plusieurs années ; il l’écoutait attentivement, et l’interrompit tout à coup pour lui dire :

Comment se peut-il, Gertrude, que dans une si urgente nécessité tu aies réussi à sauver les épargnes de tes enfants ?

C’était bien difficile, mon bon seigneur, répondit-elle ; il fallait que je regardasse cet argent comme n’étant pas à moi, comme m’ayant été confié par un mourant à son lit de mort pour le conserver à ses enfants. Oui, c’est ainsi que je le voyais… et lorsque, dans le plus pressant besoin, j’étais obligée d’en employer une partie pour acheter du pain à mes enfants, je n’avais aucun repos que mon travail et mes veilles ne m’eussent procuré de quoi le remplacer.

As-tu toujours pu y parvenir, Gertrude ? demanda M. d’Arnheim.

Ah ! Monseigneur, lorsqu’on prend une ferme résolution, on peut plus qu’on ne croit ; quand on travaille de bonne foi pour gagner son pain, Dieu envoie des secours au sein de la misère, plus que vous ne pouvez le croire et le comprendre dans votre abondance.

Le Comte, de plus en plus touché de la candeur et des vertus de cette femme, continua ainsi ses questions :

Où donc sont les petits trésors de tes enfants, Gertrude ?

Elle posa sur la table sept petits paquets à chacun desquels était jointe une note qui indiquait d’où venait cet argent, quand Gertrude y avait touché, et quand elle l’avait restitué.

M. d’Arnheim lut attentivement chaque note ; Gertrude s’en aperçut et rougit : J’aurais dû ôter ces papiers, Monseigneur ! dit-elle.

Il sourit, et continua de lire ; mais elle demeura confuse ; son cœur battait avec force ; car elle était humble, modeste, et redoutait jusqu’à l’apparence de la vanité.

M. d’Arnheim vit son embarras ; il apprécia cette pure et noble innocence qui la rendait honteuse de ce que la sagesse de sa conduite était remarquée. Il résolut de faire pour cette femme plus qu’elle ne demandait et n’espérait, car il sentit que sur mille il n’en rencontrerait pas une pareille. Il ajouta quelque chose à chaque paquet d’argent, et dit :

Rapporte à tes enfants leurs petites bourses, Gertrude ; je tirerai de la mienne trente florins pour Humel en attendant que ton mari puisse les rembourser. Retourne maintenant chez toi ; demain je dois aller à Bonnal, et je parlerai au Bailli de manière à te mettre en repos.

Gertrude était d’une joie qui l’empêchait de parler ; à peine put-elle dire : Dieu vous le rende, mon bon seigneur ! Elle se remit aussitôt en route avec son nourrisson et ses bonnes nouvelles, et vola dans les bras de son mari. Tout le long de son chemin elle marchait rapidement, priait, remerciait Dieu, et versait des larmes de reconnaissance et d’espoir.

Léonard la vit venir de loin ; la consolation de son cœur se peignait sur son visage ; il courut au devant d’elle, et dit :

Te voilà déjà de retour ? et tout s’est bien passé chez Monseigneur ?

Comment se peut-il que tu le saches déjà ? demanda Gertrude.

Je le vois dans tes yeux ; tu ne sais pas feindre.

Non, reprit-elle, mais quand je le pourrais, voudrais-je tarder un instant à te dire de bonnes nouvelles ?

Alors elle lui raconta la bonté de M. d’Arnheim, comment il avait ajouté foi à ses paroles, et lui avait promis du secours.

Ensuite, rassemblant sa petite famille, elle distribua les dons du Comte, en disant : Mes enfants ! priez tous les jours pour Monseigneur comme vous priez pour votre père et pour moi ; il a soin des gens de ce village comme un père a soin de ses enfants ; il prend aussi soin de vous, et si vous êtes sages, obéissants, laborieux, vous serez aimés de lui comme vous l’êtes de votre père et de moi.

Depuis ce jour, les enfants du maçon, en priant matin et soir pour leurs parents, priaient aussi pour M. d’Arnheim, le père du pays.

Gertrude et Léonard prirent en ce moment de nouvelles résolutions pour l’arrangement de leur maison, et pour former leurs enfants à tout ce qui est bien. Ce jour fut pour eux un jour de fête : Léonard reprit tout son courage ; sa femme lui apprêta pour son souper un mets dont il était friand ; tous deux se réjouissaient en pensant au lendemain, au secours qu’il devait leur apporter, et à la bonté de leur père céleste.

Le Comte d’Arnheim attendait aussi le lendemain avec impatience pour faire une action comme il en faisait mille, une de ces actions qui donnaient du prix à son existence.

CHAPITRE III.

Un méchant paraît sur la scène.

Le même soir, le Bailli vint prendre les ordres de M. d’Arnheim, qui lui dit :

J’irai moi-même demain à Bonnal ; je veux enfin terminer les dispositions relatives à la construction de l’église.

Monseigneur, répondit le Bailli, l’architecte de votre grâce a-t-il le temps de s’en occuper à présent ?

Non ; mais il y a dans ton village un maçon nommé Léonard ; je serais bien aise qu’il en eût le bénéfice ; pourquoi ne me l’as-tu jamais recommandé pour des ouvrages de cette espèce ?

Le Bailli s’inclina profondément, et dit :

Je n’aurais pas osé proposer ce pauvre maçon pour les bâtiments de votre excellence.

M. d’Arnheim. Est-ce un honnête homme ? puis-je compter sur sa probité ?

Le Bailli. Oh, oui ! votre grâce peut s’en rapporter à lui ; il n’a que trop de bonne foi.

On dit qu’il a une brave femme ; n’est-ce point une bavarde ? demanda M. d’Arnheim avec intention.

Non, Monseigneur, dit le Bailli, c’est vraiment une femme laborieuse et qui vit très retirée.

Il suffit, reprit M. d’Arnheim ; rends-toi demain à neuf heures sur la terrasse du cimetière ; j’y serai.

Le Bailli se retira tout joyeux : Voilà une nouvelle vache à lait dans mon écurie, dit-il en lui-même, et déjà il rêvait à quelque moyen artificieux de soutirer à Léonard l’argent qui lui reviendrait de ce travail.

En rentrant au village, il passa devant la petite chaumière du maçon, et il était tout à fait nuit lorsqu’il frappa brusquement à sa porte.

Léonard et Gertrude étaient encore à table, le reste de leur souper devant eux. Léonard, effrayé en reconnaissant la voix de l’envieux Bailli, poussa le plat dans un coin ; Gertrude s’efforçait de le rassurer, mais il était pâle comme la mort en ouvrant la porte à Humel.

Celui-ci flaira le souper aussi promptement qu’un chien affamé, et leur dit avec un sourire forcé : Vous ne vous traitez pas mal, bonnes gens ! de cette façon il est aisé de se passer du cabaret : n’est-il pas vrai, Léonard ?

Léonard baissa les yeux et se tut ; mais Gertrude moins craintive lui dit :

Qu’y a-t-il pour votre service ? M. le Bailli ! Il est tout-à-fait extraordinaire, dans une maison aussi pauvre, de vous voir de plus près que par la fenêtre.

Il est vrai que je ne me serais pas attendu à y trouver une aussi bonne cuisine, sans quoi j’aurais peut-être eu plus à dire.

Ce discours piqua Gertrude : Bailli, tu sens l’odeur de ce plat, dit-elle ; mais tu devrais avoir honte d’assaisonner ainsi de fiel le repas d’un pauvre homme qui peut à peine se procurer trois fois dans l’année un mets qui soit de son goût.

Je n’ai pas si mauvaise intention, reprit le Bailli, toujours souriant. Un moment après, il ajouta plus sérieusement : Tu t’emportes un peu trop, Gertrude, ce qui ne sied point à de pauvres gens ; tu devrais penser que j’ai quelques droits à vous parler ainsi… Mais ce n’est pas de quoi il est question à présent. Je veux du bien à ton mari ; quand je puis lui rendre service, je le fais ; c’est de quoi j’ai des preuves à donner.

Gertrude. Bailli ! mon mari est tous les jours entraîné à boire et à jouer dans ta maison, pendant que mes enfants et moi souffrons ici la plus grande misère ; voilà le service dont nous avons à te remercier.

Humel. Tu me fais tort, Gertrude ; il est vrai que ton mari est un peu enclin à la débauche, je le lui ai déjà dit ; mais je suis aubergiste, et c’est pour donner à boire et à manger à ceux qui veulent ; chacun en fait autant.

Gertrude. Oui, mais chacun ne menace pas un pauvre homme de la justice pour le forcer à doubler sa dette chaque année.

Le Bailli ne put se contenir plus longtemps ; il se tourna avec fureur du côté de Léonard, en disant :

Est-ce ainsi, drôle, que tu parles de moi ? Faut-il que je m’entende dire à ma barbe comment la canaille de ton espèce veut me ravir, à mon âge, l’honneur et la réputation ? N’ai-je pas réglé ton compte, avec moi devant les préposés ? Tes billets, heureusement, sont encore tous entre mes mains ; voudrais-tu les renier peut-être ?

Il n’en est pas du tout question, dit Léonard ; ma femme voudrait seulement que je ne fisse pas de nouvelles dettes.

Le Bailli maîtrisa sa colère, et dit d’un ton radouci : En cela elle n’a pas tout-à-fait tort ; mais enfin tu es son mari, elle ne doit pas te mener à la lisière.

Gertrude. Bien au contraire, je voudrais le débarrasser de sa lisière, c’est à-dire, de ton livre de comptes, Bailli, et de ces billets dont tu viens de parler.

Humel. Il n’a qu’à me payer, et il sera incontinent hors de cette lisière, comme tu l’appelles...

Gertrude. C’est ce qu’il pourra faire aisément, s’il ne s’endette pas de nouveau.

Humel. Nous verrons ça ; tu es orgueilleuse, Gertrude, et puis tu aimes mieux te régaler chez toi avec ton mari que de lui laisser boire un verre de vin chez moi, n’est-il pas vrai ?

Gertrude. Vous êtes méchant, M. le Bailli, mais vos propos ne me font point de mal.

Humel ne put soutenir plus longtemps cette conversation ; il sentit qu’il devait s’être passé quelque chose d’extraordinaire pour que cette femme lui parlât avec tant de hardiesse, et, n’osant donner essor à sa mauvaise humeur, il prit congé.

Avez-vous d’ailleurs quelque chose à ordonner ? lui dit Gertrude.

Rien, puisque vous le prenez ainsi, répondit-il.

Comment, ainsi ? reprit-elle en souriant ; elle le regarda fixement, et ce regard le troubla tellement qu’il perdit toute contenance.

En descendant l’escalier, il murmurait entre ses dents : qu’est-ce que ce peut être ?

Léonard demeura assez mal à son aise, mais le Bailli l’était bien davantage.

CHAPITRE IV.

Il est avec ses pareils, et c’est alors qu’on apprend à connaître les coquins.

Il était près de minuit lorsque notre Bailli imagina d’envoyer chercher deux des voisins de Léonard. Ils étaient déjà dans leurs lits, mais ils ne tardèrent pas un instant à se lever, et se rendirent à ses ordres.

Humel les interrogea sur ce que le maçon et sa femme avaient fait depuis quelques jours ; et comme ils ne purent d’abord rien lui dire qui fut propre à l’éclairer, toute sa fureur se tourna contre eux.

Chiens que vous êtes ! leur dit-il, ce qu’on veut savoir est toujours précisément ce que vous ne savez pas. Faut-il que je sois continuellement votre dupe ? Quand vous prenez du bois, quand vous en volez des chariots entiers, il faut que je l’ignore ; quand vous faites paître vos bestiaux dans les pâturages du château, quand vous rompez toutes les haies, il faut que je me taise. Toi, Buller ! un grand tiers de ton compte de tutelle était faux ; crois-tu qu’un peu de foin moisi suffise pour me satisfaire ? Non, non, je ferai des réclamations, il en est encore temps. Et toi, Ruël ! la moitié de ton clos appartient aux enfants de ton frère ; vieux coquin ! qu’est-ce que j’obtiens de toi pour ne pas t’abandonner au bourreau qui t’attend ?

Les voisins tremblaient en l’entendant parler ainsi.

Qu’ordonnes-tu, Bailli ? lui dirent-ils ; tu peux compter sur nos services de jour et de nuit ; que faut-il faire ? tu n’as qu’à commander.

Maudites bêtes ! vous ne pouvez rien, vous ne savez rien, je suis hors de moi ! Il faut que je découvre ce qui s’est passé cette semaine chez ce gueux de maçon, que je connaisse enfin ce mystère. C’est ainsi qu’il faisait éclater sa rage.

Pendant ce temps, Ruël réfléchissait. Arrête, Bailli ! lui dit-il, je crois que je puis te servir ; je me rappelle que Gertrude est sortie du village aujourd’hui de grand matin ; elle n’est rentrée qu’à midi, et sa petite Lise a beaucoup vanté vers la fontaine la bonté du seigneur d’Arnheim. Il faut qu’elle soit allée au château… Hier au soir il y a eu de longues lamentations dans leur chambre, personne ne sait pourquoi, et aujourd’hui ils sont tous joyeux.

Le Bailli demeura convaincu que Gertrude avait été au château ; son âme n’en était que plus en proie à la colère et à l’inquiétude ; il proféra d’horribles malédictions contre M. d’Arnheim, qui, disait-il, prêtait l’oreille aux propos de toute la canaille du pays, et jura de se venger de Gertrude et de son mari. Cependant, voisins, n’en dites rien, ajouta-t-il ; il faut que je traite amicalement ces drôles-là, jusqu’à ce que mes projets soient mûrs. En attendant, épiez avec soin tout ce qu’ils feront, et donnez m’en des nouvelles ; je serai votre homme dans l’occasion.

Il prit encore Buller en particulier et lui dit : Ne sais-tu rien relativement à ces vases de fleurs qui ont été volés ? On t’a vu avant-hier au-delà des frontières avec un âne extrêmement chargé ; qu’avais-tu à faire là ?

Buller effrayé répondit à mots entrecoupés : Je… je… j’avais…

Bien bien, interrompit le Bailli, sois-moi fidèle, et je t’aiderai en temps et lieu.

Le jour approchait lorsque les voisins se retirèrent ; Humel s’agita encore quelques heures dans son lit, songeant à sa vengeance et grinçant les dents durant un pénible sommeil, jusqu’à ce que le grand jour vint l’engager à se lever.

Il se détermina à voir le maçon une seconde fois, à se surmonter, et à lui dire qu’il l’avait recommandé au Comte pour obtenir qu’il fût chargé de reconstruire l’église ; il rassembla donc tous ses moyens d’hypocrisie et se rendit chez lui.

Léonard et Gertrude avaient reposé plus paisiblement cette nuit qu’ils ne l’avaient fait depuis longtemps ; à leur réveil ils avaient prié Dieu de donner sa bénédiction paternelle à cette journée si importante pour eux ; l’espoir qu’ils en avaient conçu répandait le calme dans leur âme et une gaîté peu commune sur leur physionomie.

Humel les trouva dans cette heureuse disposition, s’en aperçut, et n’en fut que plus enflammé de colère. Cependant il sut se maîtriser, et leur souhaitant amicalement le bonjour, il dit : Léonard ! nous nous sommes quittés hier au soir un peu brusquement, qu’il n’en soit plus ainsi. J’ai quelque chose de bon à t’apprendre. Je fus hier auprès de Monseigneur ; il me parla de l’église qu’il va faire rebâtir, et me fit des questions sur ton compte ; je lui ai dit que tu étais bien en état de faire cet ouvrage, et je crois qu’il t’en chargera. Vois-tu ? c’est ainsi qu’on peut se servir réciproquement ; il ne faut pas se laisser emporter si vite.

Léonard. Mais il doit avoir fait prix déjà avec le maçon du château ; il y a longtemps que tu l’as dit aux gens de la commune.

Humel. Je l’ai cru, mais il n’en est rien ; Monseigneur lui a seulement fait faire un devis ; tu peux bien penser qu’il ne s’est pas oublié, et si tu l’obtiens aux mêmes conditions, tu gagneras de l’argent à pleines mains. Tu vois maintenant, Léonard, si je te veux du bien.

Le maçon, ébloui de l’espérance qui s’offrait à lui, le remercia de tout son cœur. Mais Gertrude reconnut à la pâleur de son visage la rage que son sourire faux ne cachait qu’à demi ; elle ne put se réjouir.

Humel dit encore en s’en allant : Monseigneur viendra dans une heure.

La petite Lise, qui était à côté de son père, lui répondit : Nous le savons déjà depuis hier.

Le Bailli fut effrayé de ces paroles, mais il fit semblant de ne pas les entendre. Gertrude s’apercevant qu’il convoitait d’avance l’argent que son mari pourrait gagner, en resta fort inquiète.

CHAPITRE V.

Il trouve son maître.

Cependant, M. d’Arnheim se rendit sur le cimetière, qui formait une terrasse autour de l’église ; un grand nombre de villageois s’y rassemblèrent pour voir leur bon seigneur.

Est-ce donc un jour de fête aujourd’hui ? ou êtes-vous assez désœuvrés pour venir ici en foule perdre votre temps ? dit le Bailli à quelques-uns d’entr’eux qui lui parurent trop près de lui ; car il avait toujours grand soin que personne n’entendit les ordres qu’il recevait.

Le Comte le remarqua et dit à haute voix : Bailli ! je vois avec plaisir mes enfants se rassembler ici ; il est bon qu’ils entendent eux-mêmes quels sont mes projets pour la construction de ce temple ; pourquoi les chasses-tu ?

Humel s’inclina jusqu’à terre, puis élevant la voix, il rappela les paysans en disant : Revenez, revenez, sa grâce veut bien vous le permettre.

Le Comte. As-tu vu le devis du bâtiment ?

Le Bailli. Oui, Monseigneur.

Le Comte. Crois-tu que Léonard puisse le construire solidement pour ce prix ?

Oui, Monseigneur ! dit-il à haute voix ; puis il ajouta tout bas : Je pense même que, demeurant au village, il pourrait l’entreprendre à meilleur marché.

Mais le Comte d’Arnheim répliqua tout haut : Non ; ce que j’aurais donné au maçon du château, je le donnerai à celui-ci. Fais-le venir, et prends soin que les matériaux qui devaient être pris dans mes bois et dans mes magasins lui soient fournis comme ils devaient l’être à l’autre.

Léonard était allé au bout du village, quelques minutes avant qu’on l’envoyât chercher ; Gertrude se décida sur le champ à se rendre à sa place aux ordres de M. d’Arnheim, et même à lui découvrir ses inquiétudes.

Le Bailli pâlit en voyant que c’était Gertrude et non Léonard qui suivait le messager.

Le Comte s’en aperçut et lui dit : Qu’est-ce donc, M. le Bailli ?

Le Bailli. Rien, Monseigneur, rien du tout ; mais je n’ai pas bien dormi cette nuit.

Il y paraît, reprit le Comte en regardant ses yeux rouges ; puis se tournant vers Gertrude, il la salua avec bonté et dit : Ton mari n’est donc pas ici ? Au reste c’est égal ; tu lui diras de venir chez moi ; je veux lui confier l’entreprise de ce bâtiment.

Gertrude garda un long silence ; elle n’osait parler devant tant de gens rassemblés.

Le Comte. Tu ne dis rien, Gertrude ? Ton mari sera chargé de cette construction aux mêmes conditions que m’avait faites mon architecte ; cette nouvelle devrait te réjouir.

Gertrude, un peu rassurée, dit alors : Monseigneur ! l’église est si près de l’auberge !...

Ici un éclat de rire général l’interrompit ; mais comme la plupart des assistants voulaient cacher au Bailli leur hilarité, ils se tournèrent du côté de M. d’Arnheim.

Humel s’apercevant que tout avait été remarqué, s’arma de courage, et se plaçant en face de Gertrude, il s’écria : Qu’as-tu à dire contre mon auberge ?

Le Comte l’interrompit brusquement : Son discours s’adresse-t-il à toi, Bailli ? D’où vient que tu te mêle d’y répondre ? Puis se tournant vers Gertrude, il lui dit : Que veux-tu dire ? pourquoi l’église te paraît-elle trop près de l’auberge ?

Gertrude. Monseigneur ! mon mari se laisse facilement entraîner à boire, et s’il faut qu’il travaille journellement dans le voisinage du cabaret… ô mon Dieu !… j’ai bien peur qu’il ne puisse résister à la tentation.

Le Comte. Mais si le cabaret est si dangereux pour lui, ne peut-il se passer d’y aller ?

Gertrude. Ah ! Monseigneur, quand on travaille beaucoup, on est altéré ; et lorsqu’on est entouré de camarades qui, par des railleries, par des gageures, ou de bonne amitié, vous invitent à boire… ô mon Dieu ! comment s’en défendre ? Pour peu qu’on fasse de nouvelles dettes, on se trouve engagé de plus belle. Ah ! Monseigneur, si vous saviez !… une seule soirée passée dans de telles maisons peut jeter de pauvres gens dans un embarras dont il est presque impossible qu’ils sortent.

Le Comte. Je le sais, Gertrude ; je suis indigné de ce que tu m’as dit hier, et je te ferai voir, ainsi qu’à tous ceux qui m’écoutent, que je n’entends pas qu’on opprime les pauvres gens.

À ces mots se tournant vers le Bailli, il lui dit d’un ton sévère et en fixant sur lui un regard pénétrant :

Humel ! est-il vrai que les gens du village soient séduits et dupés dans ta maison ?

Le Bailli, troublé et pâle comme la mort, essaya de se défendre : Monseigneur, dit-il, de ma vie il ne m’est rien arrivé de pareil… depuis que je vis et que je suis Bailli… Il toussa, cracha, essuya la sueur de son front, et ajouta : C’est une chose horrible !…

Le Comte. Te voilà bien inquiet, Bailli ! Cependant la question est simple : est-il vrai que tu débauches les pauvres gens qui viennent chez toi, et que tu les mets dans l’embarras ? est-il vrai qu’ils trouvent dans ton auberge des pièges qui causent leur ruine ?

Le Bailli. Non certainement, Monseigneur ! Mais voilà ce qu’on gagne à servir la canaille ; j’aurais dû le prévoir, c’est toujours ainsi qu’ils remercient au lieu de payer.

Le Comte. Sois sans inquiétude sur le paiement ; il est seulement question de savoir si cette femme a menti.

Le Bailli. Oui, Monseigneur ! et je le prouverai mille fois.

Le Comte. Il suffit de le prouver une ; mais prends-y garde ; tu m’as dit hier que Gertrude était une femme honnête, laborieuse, et surtout point bavarde.

Le Bailli. Je ne sais pas… je… je me rappelle, vous m’avez… je… je l’ai cru telle.

Le Comte. Tu es si troublé qu’il n’y a pas moyen de causer avec toi dans ce moment. Je ferai mieux de prendre des informations auprès des gens ici présents. Alors s’adressant à deux vieillards qui l’écoutaient d’un air grave et réfléchi, il leur dit : Mes amis, est-il vrai que les habitants de ce village soient attirés chez le Bailli par une sorte de séduction, et qu’ils y soient encouragés à la débauche ?

Tous deux se regardaient sans oser parler ; mais M. d’Arnheim les y invitait par son affabilité : Ne craignez rien, braves gens ! leur disait-il ; dites-moi tout franchement la vérité.

Il n’est que trop vrai, Monseigneur ! Mais comment pourrions-nous, nous autres pauvres gens, porter plainte contre le Bailli ? dit enfin le plus âgé, si bas, que le Comte seul put l’entendre.

Il suffit, brave homme, répondît-il ; puis il se tourna vers Humel et lui dit : Ce n’est pas le moment d’approfondir cette affaire ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je veux mettre mes vassaux à l’abri de toute oppression, et il y a longtemps que je pense qu’un Bailli ne devrait pas être cabaretier. Mais je remets le tout à Lundi. Gertrude ! dis à ton mari de venir me parler, et sois sans inquiétude sur les dangers du cabaret.

M. d’Arnheim s’occupa encore de plusieurs affaires ; après les avoir terminées, il alla visiter la forêt voisine, et il était tard quand il reprit le chemin du château.

Humel fut obligé de le suivre dans le bois, et la nuit était venue lorsqu’il rentra au village.

En approchant de sa maison, il ne vit point de lumières dans la salle, et un noir pressentiment s’empara de lui. Ordinairement, à ces heures, le cabaret était rempli de monde, toutes les fenêtres étaient éclairées, les clameurs des ivrognes retentissaient dans le silence de la nuit et s’entendaient de l’autre bout du village.

Le Bailli, effrayé d’un silence si extraordinaire, ouvrit impétueusement la porte en s’écriant : Qu’est-ce donc ? pourquoi n’y a-t-il personne ici ?

Sa femme pleurait dans un coin : Ah ! mon mari, dit-elle, est-ce toi ? Ô mon Dieu, quel malheur est venu fondre sur nous ? Il y a dans le village grande jubilation parmi tes ennemis ; personne n’ose venir prendre un verre de vin chez nous, et chacun disait que tu avais été conduit de la forêt au château.

À ces mots Humel fut transporté de fureur ; dans sa rage impuissante, il était semblable à un sanglier qui se trouve pris dans les filets du chasseur. Il ne songeait qu’à se venger du Comte, et proférait mille imprécations contre lui. Voilà, disait-il, comment un pays perd ses privilèges ; il veut m’enlever le droit d’auberge, et ne laissera placer une enseigne qu’à sa maison seigneuriale. De mémoire d’homme tous les Baillis ont été cabaretiers ; toutes les affaires passaient par nos mains ; eh bien ! ce droit nous sera bientôt ravi comme l’autre. Il n’y aura pas un manant qui ne puisse tenir tête à un Bailli, et dire qu’il ne tient qu’à lui de parler lui-même au seigneur. Ainsi les gens de justice perdent tout leur crédit ; nous n’avons plus qu’à nous taire et qu’à rester les bras croisés, tandis qu’on nous dépouille de tous les anciens droits du pays.

C’est ainsi que ce misérable cherchait à dénaturer les bonnes intentions et les sages mesures du généreux Comte d’Arnheim. Il ne cessa de murmurer et de songer à sa vengeance que lorsque le sommeil s’empara de lui.

CHAPITRE VI.

Vrais discours de paysans.

Le lendemain s’étant levé de bonne heure, le Bailli se mit à chanter et à siffler à sa fenêtre, pour faire croire que l’événement de la veille ne l’inquiétait nullement.

Son voisin Fritz rit en lui-même de l’autre côté de la rue, et lui cria : Est-ce que tu as déjà des hôtes à l’heure qu’il est que tu es si joyeux ?

Il en viendra, Fritz, il en viendra, et rira bien qui rira le dernier, dit-il ; puis avançant le bras, un verre d’eau-de-vie à la main, il ajouta : Allons, Fritz, viens me faire raison !

C’est trop matin pour moi, répondit celui-ci ; j’attendrai qu’il y ait plus nombreuse compagnie.