Éliphas Lévi

Le sorcier de Meudon

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066088507

Table des matières


PRÉFACE
LE SORCIER DE MEUDON
PREMIÈRE PARTIE
I
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
DEUXIÈME PARTIE
II
III
IV
V
VI
VII
VII
IX
TROISIÈME PARTIE
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
FIN

PRÉFACE

Table des matières

Idiots très-illustres, et vous, tourneurs de tables très-précieux, onques ne vous avisâtes-vous de reconnaître en la personne sacrée du joyeux curé de Meudon, l'un de nos plus grands maîtres dans là science cachée des mages. C'est que sans doute vous n'avez ni lu convenablement, ni médité bien à point ses pantagruélines prognostications, voire même cette énigme en manière de prophétie qui commence le grimoire de Gargantua. Maître François n'en fut pas moins le plus illustre enchanteur de France, et sa vie est un véritable tissu de merveilles, d'autant qu'il fut lui-même à son époque l'unique merveille du monde. Protestant du bon sens et du bon esprit, en un siècle de folie furieuse et de discordes fanatiques; magicien de la gaie science en des jours de funèbre tristesse, bon curé et orthodoxe s'il en fut, il concilia et sut réunir en lui-même les qualités les plus contraires. Il prouva par sa science encyclopédique la vérité de l'art notoire, car il eût, mieux que Pic de la Mirandole, pu disputer de omni re scibili et quibusdam aliis. Moine et bel esprit, médecin du corps et de l'âme, protégé des grands et gardant toujours son indépendance d'honnête homme; Gaulois naïf, profond penseur, parleur charmant, écrivain incomparable, il mystifia les sots et les persécuteurs de son temps (c'étaient comme toujours les mêmes personnages), en leur faisant croire, non pas que vessies fussent lanternes, mais bien au contraire que lanternes fussent vessies, tant et si bien que le sceptre de la sagesse fut pris par eux pour une marotte, les fleurons de sa couronne d'or pour des grelots, son double rayon de lumière, semblable aux cornes de Moïse, pour les deux grandes oreilles du bonnet de Folie. C'était, en vérité, Apollon habillé de la peau de Marsyas, et tous les capripèdes de rire et de le laisser passer en le prenant pour un des leurs. Oh! le grand sorcier que celui-là qui désarmait les graves sorbonistes en les forçant à rire, qui défonçait l'esprit à pleins tonneaux, lavait les pleurs du monde avec du vin, tirait des oracles des flancs arrondis de la dive bouteille; sobre d'ailleurs lui-même et buveur d'eau, car celui-là seul trouve la vérité dans le vin qui la fait dire aux buveurs, et pour sa part ne s'enivre jamais.

Aussi, avait-il pour devise cette sentence profonde qui est un des grands arcanes de la magie et du magnétisme:

Noli ire, fac venire.
Ne vas pas, fais qu'on vienne.

Oh! la belle et sage formule! N'est-ce pas en deux mots toute la philosophie de Socrate, qui ne sut pas bien toutefois en accomplir le mirifique programme, car il ne fit pas venir Anitus à la raison et fut lui-même forcé d'aller à la mort. Rien en ce monde ne se fait avec l'empressement et la précipitation, et le grand oeuvre des alchimistes n'est pas le secret d'aller chercher de l'or, mais bien d'en faire tout bellement et tout doucettement venir. Voyez le soleil, se tourmente-t-il et sort-il de son axe pour aller chercher, l'un après l'autre, nos deux hémisphères? Non, il les attire par sa chaleur aimantée, il les rend amoureux de sa lumière, et tour à tour ils viennent se faire caresser par lui. C'est ce que ne sauraient comprendre les esprits brouillons, fauteurs de désordres et propagateurs de nouveautés. Ils vont, ils vont, ils vont toujours et, rien ne vient. Ils ne produisent que guerres, réactions, destructions et ravages. Sommes-nous bien avancés en théologie depuis Luther? Non, mais le bon sens calme et profond de maître François a créé depuis lui le véritable esprit français, et, sous le nom de pantagruélisme, il a régénéré, vivifié, fécondé cet esprit universel de charité bien entendue, qui ne s'étonne de rien, ne se passionne pour rien de douteux et de transitoire, observe tranquillement la nature, aime, sourit, console et ne dit rien. Rien; j'entends rien de trop, comme il était recommandé par les sages hiérophantes aux initiés de la haute doctrine des mages. Savoir se taire, c'est la science des sciences, et c'est pour cela que maître François ne se donna, de son temps, ni pour un réformateur, ni surtout pour un magicien, lui qui savait si parfaitement entendre et si profondément sentir cette merveilleuse et silencieuse musique des harmonies secrètes de la nature. Si vous êtes aussi habile que vous voudriez le faire croire, disent volontiers les gobe-mouches et les badauds, surprenez-nous, amusez-nous, escamotez la muscade mieux que pas un, plantez des arbres dans le ciel, marchez la tête en bas, ferrez les cigales, faites leçon de grimoire aux oisons bridés, plantez ronces et récoltez roses, semez figues et cueillez raisins… Allons, qui vous retarde, qui vous arrête? On ne brûle plus maintenant les enchanteurs, on se contente de les baffouer, de les injurier, de les appeler charlatans, affronteurs, saltimbanques. Vous pouvez, sans rien craindre, déplacer les étoiles, faire danser la lune, moucher la bougie du soleil. Si ce que vous opérez est vraiment prodigieux, impossible, incroyable… eh bien! que risquez-vous? Même après l'avoir vu, même en le voyant encore, on ne le croira pas.

Pour qui nous prenez-vous? Sommes-nous cruches? sommes-nous bêtes? Ne lisons-nous pas les comptes rendus de l'Académie des sciences? Voilà comment on défie les initiés aux sciences occultes, et, certes, il faut convenir qu'il doit y avoir presse pour satisfaire ces beaux messieurs. Ils ont raison pourtant, ils sont trop paresseux pour venir à nous, ils veulent nous faire aller à eux, et nous trouvons si bonne cette manière de faire que nous voulons leur rendre en tout la pareille. Nous n'irons point, viendra qui voudra!

Dans le même siècle vécurent deux hommes de bien, deux grands savants deux encyclopédies parlantes, prêtres tous deux d'ailleurs et bons hommes au demeurant. L'un était notre Rabelais et l'autre se nommait Guillaume Postel. Ce dernier laissa entrevoir à ses contemporains qu'il était grand kabbaliste, sachant l'hébreu primitif, traduisant le sohar et retrouvant la clef des choses cachées depuis le commencement du monde.

Oh! bonhomme, si depuis si longtemps elles sont cachées, ne soupçonnez-vous pas qu'il doit y avoir quelque raison péremptoire pour qu'elles le soient? Et croyez-vous nous avancer beaucoup en nous offrant la clef d'une porte condamnée depuis six mille ans? Aussi Postel fut-il jugé maniaque, hypocondriaque, mélancolique, lunatique et presque hérétique, et voyagea-t-il à travers le monde, pauvre, honni, contrarié, calomnié, tandis que maître François, après avoir échappé aux moines ses confrères, après avoir fait rire le pape, doucement vient à Meudon, choyé des grands, aimé du peuple, guérissant les pauvres, instruisant les enfants, soignant sa cure et buvant frais, ce qu'il recommande particulièrement aux théologiens et aux philosophes comme un remède souverain contre les maladies du cerveau.

Est-ce à dire que Rabelais, l'homme le plus docte de son temps, ignorât la kabbale, l'astrologie, la chimie hermétique, la médecine occulte et toutes les autres parties de la haute science des anciens mages? Vous ne le croirez, certes, pas, si vous considérez surtout que le Gargantua et le Pantagruel sont livres de parfait occultisme, où sous des symboles aussi grotesques, mais moins tristes que les diableries du moyen âge, se cachent tous les secrets du bien penser et du bien vivre, ce qui constitue la vraie base de la haute magie comme en conviennent tous les grands maîtres.

Le docte abbé Trithème, qui fut le professeur de magie du pauvre Cornélius Agrippa, en savait cent fois plus que son élève; mais il savait se taire et remplissait en bon religieux tous les devoirs de son état, tandis qu'Agrippa faisait grand bruit de ses horoscopes, de ses talismans, de ses manches à balais très-peu diaboliques au fond, de ses recettes imaginaires, de ses transmutations fantastiques; aussi le disciple aventureux et vantard était-il mis à l'index par tous les bons chrétiens; les badauds le prenaient au sérieux et très-certainement l'eussent brûlé du plus grand coeur. S'il voyageait, c'était en compagnie de Béelzébuth; s'il payait dans les auberges, c'était avec des pièces d'argent qui se changeaient en feuilles de bouleau. Il avait deux chiens noirs, ce ne pouvaient être que deux grands diables déguisés; s'il fut riche quelquefois, c'est que Satan garnissait son escarcelle. Il mourut, enfin, pauvre dans un hôpital, juste châtiment de ses méfaits. On ne l'appelait que l'archisorcier, et les petits livres niais de fausse magie noire qu'on vend encore en cachette aux malins de la campagne, sont invariablement tirés des oeuvres du grand Agrippa.

Ami lecteur, à quoi tend ce préambule? c'est tout bonnement à vous dire que l'auteur de ce petit livre, après avoir étudié à fond les sciences de Trithème et de Postel, en a tiré ce fruit précieux et salutaire, de comprendre, d'estimer et d'aimer par-dessus tout le sens droit de la sagesse facile et de la bonne nature. Que les clavicules de Salomon lui ont servi à bien apprécier Rabelais, et qu'il vous présente aujourd'hui la légende du curé de Meudon comme l'archétype de la plus parfaite intelligence de la vie; à cette légende se mêle et s'entortille, comme le lierre autour de la vigne, l'histoire du brave Guilain, qui, au dire de notre Béranger, fut ménétrier de Meudon au temps même de maître François. Pourquoi et comment ces deux figures joyeuses sont ici réunies, quels mystères allégoriques sont cachés sous ce rapprochement du musicien et du curé, c'est ce que vous comprendrez facilement en lisant le livre. Or, ébaudissez-vous, mes amours, comme disait le joyeux maître, et croyez qu'il n'est grimoire de sorcier ni traité de philosophie qui puisse surpasser en profondeur, en science et en abondantes ressources, une page de Rabelais et une chanson de Béranger.

ÉLIPHAS LÉVI.

LE SORCIER DE MEUDON

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE

Table des matières

LES ENSORCELÉS DE LA BASMETTE

I

Table des matières

LA BASMETTE

Or, vous saurez, si vous ne le savez déjà, que la Basmette était une bien tranquille et plantureuse jolie petite abbaye de franciscains, dans le fertile et dévotieux pays d'Anjou. Tranquille et insoucieuse, en tant que les bons frères mieux affectionnaient l'oraison dite de Saint-Pierre, qui si bien sommeillait au jardin des Olives à tout le tracas de l'étude et à la vanité des sciences; plantureuse en bourgeons, tant sur les vignes que sur le nez de ses moines, si bien que la vendange et les bons franciscains semblaient fleurir à qui mieux mieux, avec émulation de prospérité et de mérite; les frères étant riants, vermeils et lustrés comme des raisins mûrs; et les grappes du cloître et du clos environnant, rondelettes, rebondies, dorées au soleil et toutes mielleuses de sucrerie aigre-douce, comme les bons moines.

Comment et par qui fut premièrement fondée cette tant sainte et béate maison, les vieilles chartes du couvent le disent assez pour que je me dispense de le redire; mais d'où lui venait le nom de Basmette, ou baumette, comme qui dirait, petite baume? c'est de la légende de madame sainte Madeleine, qui, pendant longues années, expia, par de rigoureuses folies de saint amour, les trop douces folies d'amour profane dont un seul mot du bon Sauveur lui avait fait sentir le déboire et l'amertume, tant et si bien qu'elle mourut d'aimer Dieu, lorsqu'elle eut senti l'amour des hommes trop rare et trop vite épuisé pour alimenter la vie de son pauvre coeur. Et ce fut dans une merveilleuse grotte de la Provence, appelée depuis la Sainte-Baume, à cause du parfum de pieuse mélancolie et de mystérieux sacrifice que la sainte y avait laissé, lorsque Jésus, touché enfin des longs soupirs de sa triste amante, l'envoya quérir par les plus doux anges du ciel.

Or, la Sainte-Baume était devenue célèbre par toute la chrétienté, et le couvent des Franciscains d'Anjou, possédant une petite grotte où se trouvait une représentation de la Madeleine repentante, avait pris pour cela le nom de Baumette ou Basmette, comme on disait alors, d'autant que Basme, en vieux français, était la même chose que Baume.

Il y avait alors à la Basmette, et l'histoire qu'ici je raconte est du temps du roi de François Ier, il y avait, dis-je, en cette abbaye, ou plutôt dans ce prieuré, vingt-cinq ou trente religieux, tant profès que novices, y compris les simples frères lais. Le prieur était un petit homme chauve et camus, homme très-éminent en bedaine, et qui s'efforçait de marcher gravement pour assurer l'équilibre de ses besicles, car besicles il avait, par suite de l'indisposition larmoyante de ses petits yeux qui lui affaiblissait la vue. Était-ce pour avoir trop regretté ses péchés ou pour avoir trop savouré les larmes de la grappe? Était-ce componction spirituelle ou réaction spiritueuse? Les mauvaises langues le disaient peut-être bien: mais nous, en chroniqueur consciencieux et de bonne foi, nous nous bornerons à constater que le prieur avait les yeux malades et qu'il trouvait dans son nez camus de très-notables obstacles à porter décemment et solidement ses besicles.

Rien n'est tel que l'oeil du maître, dit le vieux proverbe, et le couvent est à plaindre dont le prieur ne voit pas plus loin que son nez, surtout s'il a le nez camus! Aussi, dans le couvent de la Basmette, tout allait-il à l'abandon, selon le bon plaisir du maître des novices, grand moine, long, sec et malingre, mieux avantagé en oreilles qu'en entendement, ennuyé de lui-même, et partant acariâtre, comme s'il eût voulu s'en prendre aux autres de son insuffisance et de son ennui: retors en matière de moinerie, scrupuleux en matière de bréviaire, grand carillonneur de cloches, grand instigateur de matines, ne dormant que d'un oeil et toujours prêt à glapir comme les oies du Capitole, ces bonnes sentinelles romaines que les papes devraient donner pour blason à la moinerie moinante, cette maîtresse du monde moiné.

Frère Paphnuce, c'était le nom du maître des novices, se croyait l'âme du monastère parce qu'il y faisait le plus de bruit; et il était, en effet, comme la peau d'âne est l'âme d'un tambour. Aussi c'était sur lui que tombaient, dru comme pluie, les quolibets clandestins et les tours narquois des novices; ce que leur faisait rendre le saint homme en menus coups de discipline, que le prieur, stylé par lui, leur imposait pour pénitence quand venaient les corrections du chapitre.

Aussi les novices, qui le craignaient autant qu'ils le chérissaient peu, cherchaient-ils à opposer aux sévérités capricieuses du frère Paphnuce, l'influence du frère François, et allaient-ils lui conter leurs chagrins. Nous dirons tout à l'heure ce que c'était que le frère François; mais, puisque nous en sommes sur le chapitre des novices, il en est un surtout avec lequel nous devons d'abord faire connaissance, et cela pour causes que vous connaîtrez tout à l'heure.

Frère Lubin était le fils aîné d'un bon fermier des environs de la Basmette. Sa vocation religieuse était toute une légende, dont les moines se promettaient bien d'enrichir un jour leur chronique. Sa mère étant en travail d'enfant pour lui donner une petite soeur, s'était trouvée réduite à l'extrémité; et, de concert avec Jean Lubin, son bon homme, elle avait voué à saint François son premier enfant, Léandre Lubin, âgé alors de six ans et demi.

Que saint François ait ou non de l'influence sur les accouchements, ce n'est pas ici le lieu de le débattre. Que ce soit donc protection du saint ou aide toute simple de la nature, la mère fut heureusement délivrée, et le jeune Lubin livré… à la discipline des disciples de saint François.

Or, depuis douze ans déjà, le jeune Lubin était le commensal des habitants de la Basmette. C'était un long noviciat. Mais le frère François avait obtenu du père prieur qu'aucun novice ne ferait ses voeux définitifs qu'il n'eût au moins ses dix-neuf ans sonnés, expression qui, ce me semble, convient surtout aux années de cette vie claustrale, dont tous les instants et toutes les heures se mesurent au son de la cloche.

Frère Lubin avait donc dix-huit ans et quelques mois, et mieux semblait-il fait pour le harnais que pour la haire. Grand, bien fait, le teint brun, la bouche vermeille, les dents bien rangées et blanches à faire plaisir, l'oeil bien fendu et ombragé de cils bien fournis et bien noirs, il donnait plus d'une distraction pendant l'office aux bachelettes qui venaient les dimanches et fêtes accomplir leurs devoirs dans l'église des bons pères. On assure même que le fripon profitait plus d'une fois, pour risquer un regard de côté, de l'ombre de son capuchon, où ses grands yeux étincelaient comme des lampes de vermeil au fond d'une chapelle obscure.

Ce charmant moinillon était l'enfant gâté du père prieur et le principal objet du zèle de frère Paphnuce. L'un ne le quittait guère, et l'autre le cherchait toujours. C'était lui qui arrangeait et entretenait propre la cellule du prieur, lui qui secouait la poussière des in-folios que le père n'ouvrait jamais, lui encore qui frottait et éclaircissait les besicles. Il disait les petites heures avec le révérend lorsqu'une indisposition quelconque l'avait empêché d'aller au choeur. Le père prieur, alors, s'assoupissait un peu sous l'influence de la psalmodie; son large menton s'appuyait mollement sur sa poitrine, les besicles tombaient sur le livre de parchemin gras aux caractères gothiques et enluminés; alors frère Lubin s'esquivait sur la pointe du pied et sortait doucement dans le corridor, où, presque toujours, il rencontrait frère Paphnuce.

—Où allez-vous? lui demandait celui-ci.

—Dans notre cellule, répondait frère Lubin; le père prieur repose, et je crains de le réveiller.

—Venez à l'église, reprenait l'impitoyable maître des novices; l'office ne fait que commencer; j'ai remarqué votre absence, et je vous cherchais.

—Mais, mais, mon père…

—Allons, point de réplique. Vous dînerez aujourd'hui à genoux au milieu du réfectoire.

—Mais, je ne réplique pas, mon père, je voulais vous observer seulement que j'ai laissé notre bréviaire…

—Chez le père prieur? allez le prendre et ne faites pas de bruit.

—Non, chez le frère médecin.

—Chez le frère médecin? et qu'alliez-vous encore y faire? Je vous ai défendu d'entrer dans la cellule de maître François; je vous défends maintenant de lui parler! ce n'est pas une société convenable pour des novices. L'étude de la médecine entraîne une foule de connaissances contraires à notre saint état… Et puis… enfin, je vous le défends; est-ce entendu?

Le novice tournait le dos et faisait la moue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En ce moment un bruit de pas lents et graves mesura les escaliers et la longueur du corridor: un moine de haute taille, ayant de grands traits réguliers, une bouche fine et spirituelle, entourée d'une barbe blonde qui se frisait en fils d'or, des yeux pensifs et malicieux, s'approcha de la porte du prieur: la figure boudeuse du frère Lubin s'épanouit en le voyant, et il lui fit un joyeux signe de tête, tout en mettant un doigt sur sa bouche, comme pour faire comprendre au nouveau venu qu'ils ne devaient pas se parler.

C'était le frère médecin.

Il sourit à la mine embarrassée du novice et fit à frère Paphnuce une profonde révérence en plissant légèrement le coin des yeux et en relevant les coins de sa bouche, ce qui lui fit faire la plus moqueuse et la plus spirituelle grimace qu'il fût possible d'imaginer.

Frère Paphnuce ne fit pas semblant de le voir, et poussant devant lui le novice, qui regardait encore maître François par-dessus son épaule, il descendit à la chapelle et arriva encore à temps pour naziller une longue antienne dont le chantre le gratifia dès son retour au choeur. Quant à frère Lubin, il fourra ses mains dans les manches de sa robe, baissa les yeux, pinça les lèvres et songea à ce qu'il voulut.

II

Table des matières

MAÎTRE FRANÇOIS

Le père prieur était donc, ainsi que nous l'avons dit, en oraison de quiétude; son menton rembourré de graisse assurant l'équilibre de sa tête, marmotant par intervalles et babinottant des lèvres, comme s'il eût remâché quelque réponse, à la manière des enfants qui s'endorment en suçant une dragée: son gros bréviaire glissant peu à peu de dessus ses genoux, comme un poupon qui s'ennuie des caresses d'une vieille femme, et les bienheureuses besicles aussi aventurées sur le gros livre que Dindenaut le fut plus tard en s'accrochant à la laine de son gros bélier.

Toutes ces choses en étaient là lorsque maître François, après avoir préalablement frappé deux ou trois petits coups, entr'ouvrit discrètement la porte, et arriva tout à propos pour rattraper les besicles et le bréviaire. Il prit l'un doctoralement, chaussa magistralement les autres sur son nez, où elles s'étonnèrent de tenir bien, et tournant la page, il continua le pseaume où le prieur l'avait laissé:

Vanum est vobis ante lucem surgere; surgite postquam sederitis, qui manducatis panem doloris, quùm dederit dilectis suis somnum.

En achevant ce verset, frère François étendit gravement la main sur la tête du prieur et lui donna une bénédiction comique.

Le bon père était vermeil à plaisir, il ronflait à faire envie et remuait doucement les lèvres.

Le frère médecin, comme homme qui connaissait les bonnes cachettes, souleva le rideau poudreux de la bibliothèque à laquelle le fauteuil du dormeur était adossé, plongea la main entre deux rayons et la ramena victorieuse, armée d'un large flacon de vin; sans lâcher le gros bréviaire, il déboucha le flacon avec les dents, en flaira le contenu, hocha la tête d'un air satisfait, puis approchant doucement le goulot des lèvres du père, il y fit couler goutte à goutte la divine liqueur.

Le prieur alors poussa un grand soupir, et, sans ouvrir les yeux, renversa sa tête en arrière pour ne rien perdre, puis avec autant de ferveur qu'un nourrisson à jeun prend et étreint la mamelle de sa nourrice, il leva les bras et prit à deux mains le flacon, que maître François lui abandonna, puis il but, comme on dit, à tire-larigot.

Beatus vir!… continua le frère médecin en reprenant la lecture de son bréviaire.

Le gros prieur ouvrit alors des yeux tout étonnés, et regardant alternativement son flacon et maître François d'un air ébahi… il ne pouvait rien comprendre à sa position et se croyait ensorcelé.

—Avalez, bon père, ce sont herbes; et grand bien vous fasse! dit le frère François, du plus grand sérieux. La crise est passée, à ce qu'il me paraît, et nous commençons à nous mieux porter.

—Mon Dieu! dit le moine en se tâtant le ventre, je suis donc malade!

—Buvez le reste de ce julep, dit le frère en frappant sur le flacon, et la maladie passera.

—Que veut dire ceci?

—Que nous avons changé de bréviaire. Le vôtre vous endort, le mien vous réveille. Je dis pour vous l'office divin, et vous faites pour moi l'office du vin: n'êtes-vous pas le mieux partagé?

—Maître François! maître François! je vous l'ai déjà dit souvent, si le père Paphnuce nous entendait, vous nous feriez un mauvais parti: à vous, pour parler ainsi, et à moi pour vous écouter. Vos propos sentent l'hérésie.

—Eh quoi! se récria le frère, le bon vin est-il hérétique? Serait-ce parce qu'il n'est pas baptisé? Qu'il périsse en ce cas, le traître, et que notre gosier soit son tombeau! Mais rassurez-vous, bon père, il ne troublera point notre estomac; il peut y dormir en terre sainte; il est catholique et ami des bons catholiques; onc ne fut-il excommunié du pape, mais au contraire bien reçu et choyé à sa table. Point n'a besoin d'être baptisé, pour être chrétien, depuis les noces de Cana; mais au contraire, étant l'eau pure perfectionnée et rendue plus divine, il doit servir au baptême de l'homme intérieur! L'eau est le signe du repentir, le vin est celui de la grâce; l'eau purifie, le vin fortifie. L'eau, ce sont les larmes, le vin, c'est la joie. L'eau arrose la vigne, et la vigne arrose les moines qui sont la vigne spirituelle du Seigneur. Vous voyez donc bien que les amis de la perfection doivent préférer le vin à l'eau, et le baptême intérieur au baptême extérieur.

—Voilà un bon propos d'ivrogne, dit le prieur, moitié riant, moitié voulant moraliser!

—Sur ce, dit frère François, permettez-vous que je vous fasse quinaut?
Dites-moi, je vous prie, ce que c'est qu'un ivrogne?

—La chose assez d'elle-même se comprend. C'est celui qui sait trop bien boire.

—Vous n'y êtes en aucune manière et n'y touchez pas plus qu'un rabbin à une tranche de jambon. L'ivrogne est celui qui ne sait pas boire et qui, de plus, est incapable de l'apprendre.

—Et comment cela? fit le père prieur en allongeant la main pour faire signe qu'on lui rendît ses besicles, car la chose lui semblait assez curieuse pour être contemplée à travers des lunettes.

—Voici, reprit maître François en présentant l'objet demandé. Y sont-elles? Bien; je crois qu'elles tiennent à peu près; maintenant, écoutez mon argument, qui ne sera ni en barbara ni en celarunt

—Il sera donc en darii?

—Non.

—En ferio?

—Non.

—En baralipton?

—Non.

—Sera-ce un argument cornu?

—Je ne suis point marié et vous ne l'êtes point, que je sache, pourtant mon argument cornu sera-t-il si vous voulez: cornu comme Silène et le bon père Bacchus, cornu à la manière du pauvre diable dont Horace parle en disant, à propos du père Liber (c'était le père général des cordeliers du paganisme): Addis cornua pauperi. Ceci n'est pas matière de bréviaire.

Ergo, ceci n'est point propos de moine.

Distinguo, en tant que science, concedo; en tant que buverie, nego.

—Buverie, soit; mais comment prouvez-vous que l'ivrogne est celui qui ne sait pas boire?

—Patience! bon père, j'y étais, et vous allez tantôt en connaître le tu autem. Mais, d'abord, dites-moi, si bon vous semble, à quels signes vous reconnaissez un ivrogne?

—Par saint François! la chose est facile à connaître. L'ivrogne est celui qui est habituellement ivre, flageolant des jambes, dessinant la route en zigzag, coudoyant les murailles, trimballant et dodelinant de la tête, grasseyant de la langue; et toujours ce maudit hoquet… et puis n'écoutez pas, monsieur rêve tout haut: emportez la chandelle, il se couche tout habillé, et honni soit qui mal y pense! C'est affaire à sa ménagère si son matelas crotte tant soit peu ses habits.

—A merveille, père prieur! vous le dessinez de main de maître. Mais d'où lui viennent, je vous prie, tous ces trimballements, tous ces bégayements, tous ces étourdissements, toutes ces chutes?

—Belle question! De ce qu'il a trop bu.

—Il n'a donc pas su boire assez, et il ne le saura jamais, puisqu'il recommence tous les jours, et que tous les jours il boit trop! Il ne sait donc pas boire du tout; car savoir boire consiste à boire toujours assez. Dira-t-on du sculpteur qu'il sait tailler la pierre s'il l'entame trop ou trop peu? Celui-là est également un mauvais tireur, qui va trop au delà ou reste trop en deçà du but: le savoir consiste à l'atteindre.

—Je n'ai rien à dire à cela, repartit le prieur en se grattant l'oreille. Vous êtes malin comme un singe! Mais changeons de propos, et dites-moi ce qui vous amène. Vouliez-vous pas vous confesser? Vous savez que c'est dans trois jours la fête du grand saint François.

—Confesser? et de quoi? et pourquoi me confesserais-je! Ne l'ai-je pas fait ce matin, comme tous les jours, en plein chapitre, en disant le confiteor? Dire tout haut que j'ai beaucoup péché en pensées, en paroles, en actions et en omissions, n'est-ce pas tout ce que la loi d'humilité requiert? Eh! puis-je savoir davantage et spécifier ce que Dieu seul peut connaître? Le détail de nos imperfections n'appartient-il pas à la science de la perfection infinie? N'est-il pas écrit au livre des psalmes: Delicta quis intelligit? Ne serais-je pas bien orgueilleux de prétendre me juger moi-même, lorsque la loi et la raison me défendent de juger mon prochain? Et cependant est-il de fait que des défauts et péchés du prochain, bien plus clairvoyants investigateurs et juges plus assurés sommes-nous que des nôtres, attendu que dans les yeux des autres pouvons-nous lire immédiatement et sans miroir?

—Saint François! qu'est ceci! s'écria le père prieur. L'examen de conscience et l'accusation des péchés sont-ce pratiques déraisonnables? A genoux, mon frère, et accusez-vous tout d'abord d'avoir eu cette mauvaise pensée.

—Vous jugez ma pensée, mon père, et vous la trouvez mauvaise; moi je ne la juge point, mais je la crois bonne. Vous voyez bien que j'avais raison.

—Accusez-vous de songer à la raison, quand vous ne devriez tenir compte que de la foi!

—Je m'accuse d'avoir raison, fit maître François avec une humilité comique et en se frappant la poitrine.

—Accusez-vous aussi de toute votre science diabolique, ajouta le père; car ce sont vos études continuelles qui vous éloignent de la religion.

—Je m'accuse de n'être pas assez ignorant, reprit maître François de la même manière.

—Et dites-moi, continua le prieur qui s'animait peu à peu, comment faites-vous pour éviter les distractions pendant vos prières?

—Je ne prie pas quand je me sens distrait.

—Mais si la cloche sonne la prière et vous oblige d'aller au choeur?

—Alors je ne suis pas responsable de mes distractions, ou plutôt je ne suis pas distrait; c'est la cloche qui est distraite et l'office qui vient hors de propos.

—Jésus, mon Dieu! qui a jamais ouï pareil langage sortir de la bouche d'un moine! mais, mon cher enfant, je vous assure que vous avez l'esprit faux, accusez-vous-en.

—Mon père, il est écrit: Faux témoignage ne diras ni mentiras aucunement! Eussé-je en effet l'esprit faux et le jugement boiteux, point ne devrais m'en accuser: autant vaudrait-il vous faire un crime à vous, mon bon père, de ce que votre nez (soit dit sans reproche) est un peu… comme qui dirait légèrement camard.

(Ici le prieur se rebiffe et laisse tomber ses besicles qui, par bonheur, ne sont point cassées.)

—Tenez, poursuit frère François, à quoi bon nous emberlucoquer l'entendement pour nous trouver coupables? Ne devons-nous pas suivre en tout les préceptes du divin Maître? et ne nous a-t-il pas dit qu'il fallait recevoir le royaume de Dieu, comme bons et naïfs petits enfants, avec calme et simplicité? Or, pourquoi, je vous prie, les petits enfants sont-ils de tout le monde estimés heureux, et à nous par le Sauveur pour modèles proposés comme beaux petits anges d'innocence? Les petits enfants disent-ils le bréviaire, et le pourraient-ils d'un bout à l'autre réciter sans distraction? Aiment-ils les longues oraisons et le jeûne? Prennent-ils la discipline? Tant s'en faut; qu'au contraire ils prient et supplient en pleurant à chaudes larmes et à mains jointes pour qu'on ne leur donne point le fouet, et conviennent alors volontiers qu'ils ont péché; ce qui est de leur part un premier mensonge, car ils n'en ont pas conscience. Mais d'où vient, je vous prie encore, qu'ils sont appelés innocents? Hélas! c'est que tout doucement et bonnement ils suivent la pente de nature, ne se reprochant rien de ce qui leur a fait plaisir, et ne discernant le bien du mal que par l'attrait ou la douleur. Apprendre la confession aux enfants, c'est leur enseigner le péché et leur ôter leur innocence. Et voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée? Je crois que les novices du couvent sont bien plus agités des reproches de leur conscience, bien plus poursuivis de pensées impures, bien moins simples et moins candides que la jeunesse de la campagne, qui vit au jour le jour et point n'y songe, n'examinant jamais sa conscience, d'autant c le la conscience d'elle même nous avertit assez quand quelque chose lui déplaît, laissant couler sans les compter les flots du ruisseau et les jours de la jeunesse, tantôt laborieuse, tantôt joyeuse, quand il plaît à Dieu, amoureuse: on se marie et point d'offense; les petits enfants viendront à bien: puis quand Dieu voudra nous rappeler à lui, qu'il nous appelle: nous le craindrons bien moins encore à la fin qu'au commencement, nous étant habitués à l'aimer et à nous confier à lui. Je vous le demande, mon père, n'est ce pas là le meilleur, et le plus facile, et le plus assuré chemin pour aller bellement au ciel?

Le père prieur ne répondit rien; il paraissait songer et réfléchir profondément, tout en frottant le verre de ses lunettes avec le bout de son scapulaire.

—Or sus, mon père, poursuivit maître François, confessons-nous, je le veux bien; confessons-nous l'un à l'autre, et réciproquement accusons-nous, non pas d'être hommes et d'avoir les faiblesses de l'homme, car tels Dieu nous a faits et tels devons-nous être pour être bien; accusons-nous de vouloir sans cesse changer et perfectionner l'ouvrage du Créateur, accusons-nous d'être des moines; cartels nous sommes-nous faits nous-mêmes, et devons-nous répondre de tous les vices, de toutes les imperfections, de tous les ridicules qu'entraîne cet état opposé au voeu de la nature. Certes je dis tout ceci sans porter atteinte au mérite surnaturel du séraphique saint François: mais plus sa vertu a été divine, moins elle a été humaine. Et n'est-ce pas grande folie de prétendre imiter ce qui est au-dessus de la portée des hommes? Tous ces grands saints n'ont eu qu'un tort, c'est d'avoir laissé des disciples.

—Quelle impiété! s'écria le prieur en joignant les mains. Voilà de quelles billevesées vous repaissez la tête des novices de céans, et je vois bien à cette heure que le frère Paphnuce a raison lorsqu'il leur défend de vous parler.

—Eh bien! en cela même, mon père, pardon encore si je vous contredis, mais ce sont plutôt les novices qui me suggèrent les pensées que voilà. Et, par exemple, que faites-vous ici du petit frère Lubin? Ne vous semble-t-il pas séraphique comme un démon, avec ses grands yeux malins, son nez fripon et sa bouche narquoise? Le beau modèle d'austérité à présenter aux femmes et aux filles! Je me donne au diable si toutes ne le lorgnent déjà, et si les papas et les maris n'en ont une peur mortelle! M'est avis que vous donniez à ce petit drôle un congé bien en forme, et qu'il retourne aux champs labourer, et sous la chesnaie danser et faire sauter Pérotte ou Mathurine. Je les vois d'ici rougir, se jalouser et être fières! Oh! les bonnes et saintes liesses du bon Dieu! et que tous les bons coeurs sont heureux d'être au monde! Voyez-vous la campagne toute baignée de soleil et comme enivrée de lumière? Entendez-vous chanter alternativement les grillons et les cornemuses? On chante, on danse, on chuchote sous la feuillée; les vieux se ragaillardissent et parlent de leur jeune temps; les mères rient de tout coeur à leurs petits enfants, qui se roulent sur l'herbe ou leur grimpent sur les épaules; les jeunes gens se cherchent et se coudoient sans en faire semblant, et le garçon dit tout bas à la jeune fille des petits mots qui la rendent toute heureuse et toute aise. Or, croyez-vous que Dieu ne soit pas alors comme les mères, et ne regarde pas le bonheur de ses enfants avec amour? Moi, je vous dis que la mère éternelle (c'est la divine Providence que les païens appellent nature) se réjouit plus que ses enfants quand ils se gaudissent. Voyez comme elle s'épanouit et comme elle rit de florissante beauté et de caressante lumière! Comme sa gaieté resplendit dans le ciel, s'épanche en fleurs et en feuillages, brille sur les joues qu'elle colore et circule dans les verres et dans les veines avec le bon petit vin d'Anjou! Vive Dieu! voilà à quel office ne manquera jamais frère Lubin, et je me fais garant de sa ferveur! Vous êtes triste, mon père, et le tableau que je vous fais vous rappelle que nous sommes des moines…. Or bien donc, ne faisons pas aux autres ce qu'on n'eût pas dû nous faire à nous-mêmes, et renvoyez frère Lubin!

—Frère Lubin prononcera ses voeux le jour même de saint François! dit une voix aigre et nazillarde en même temps que la porte du prieur s'ouvrait avec violence. C'était frère Paphnuce qui avait entendu la fin des propos de maître François.

Frère François fit un profond salut au prieur, qui n'osa pas le lui rendre et qui était tremblant comme un écolier pris en défaut; puis un nouveau salut à frère Paphnuce qui ne lui répondit que par une affreuse grimace, et il se retira grave et pensif, en écoutant machinalement la voix aigre du maître des novices qui gourmandait sans doute le pauvre prieur aux besicles, et lui faisait comprendre la nécessité urgente d'avancer d'une année, malgré sa promesse formelle, la profession de frère Lubin.

III

Table des matières

MARJOLAINE

Cependant l'office des moines terminé, tandis que deux ou trois bonnes vieilles achevaient leurs patenôtres, non sans remuer le menton, comme si lui et leur nez se fussent mutuellement porté un défi, une gentille et blonde petite jouvencelle de dix-sept ans restait aussi bien dévotement devant sa chaise, agenouillée, et relevait de temps en temps ses grands yeux baissés pour regarder du côté de l'autel. Elle était rosé comme un chérubin et avait les yeux bleus et doux comme les doit avoir la Vierge Marie elle-même; toutefois, dans cette douceur, étincelait je ne sais quelle naïve mais toute féminine malice: telle je me représenterais volontiers madame Eve, prête à mordre au fruit défendu, sans croire elle-même qu'elle y touche: nature, hélas! a tant par sa propre faiblesse de propensions au péché!

Or, si jamais péchés peuvent être mignons et jolis, tels devront être sans contredit les tendres péchés de Marjolaine. Marjolaine est la fille du brave Guillaume, le closier de la Chesnaie; sa mère en raffole, tant elle la trouve gentille; et le papa, qui ne dit pas tout ce qu'il en pense, se complaît à entendre et voir raffoler la maman. Tout le monde s'ébaudit dans la maison au sourire de Marjolaine, et si elle a l'air de bouder, toute la maison est chagrine. C'est sa petite moue qui fait les nuages et ses yeux qui font le soleil; elle est reine dans la closerie: aussi sa jupe est-elle toujours proprette et ses coiffes toujours banchettes; sa taille fine est serrée dans un corsage de surcot bleu, et quand, pendant la semaine, elle vient à l'église des frères, elle a toujours l'air d'être endimanchée. Personne pourtant ne se moque d'elle; elle est si mignonne et si gentille! et puis d'ailleurs les fillettes des environs auraient bien tort d'être jalouses, Marjolaine ne va jamais à la danse, Et les amoureux, déjà éconduits plus d'une fois, n'osent déjà plus lui parler. Elle ne se plaît qu'à la messe où à vêpres, pourvu que ce soit dans l'église des moines; et pourtant elle n'a pas la mine triste d'une dévote ni l'oeil pudibond d'une scrupuleuse. Pourquoi donc, non contente de l'office qui vient de finir, est-elle à genoux la dernière, lorsque les vieilles elles-mêmes font un signe de croix et s'en vont?

Allons, gentille Marjolaine, levez-vous; voici frère Lubiri qui vient ranger les chaises, car c'est son tour aujourd'hui de balayer le saint lieu; il s'arrête près de la jeune fille et semble craindre de la déranger; elle lève les yeux, ses regards ont rencontré ceux du novice, il va lui parler; mais il tourne d'abord la tête pour voir si quelqu'un ne le regarde pas, et, à l'entrée de la grille du coeur il aperçoit frère Paphnuce!…

La jolie enfant fait son signe de croix et se lève; elle s'en va lentement et sans se retourner; mais, sur son banc, elle a oublié le livre d'heures de sa mère. Frère Lubin s'en aperçoit, il prend le livre, puis semble ramasser à terre et y remettre une image qui sans doute en était tombée; puis candidement et les yeux baissés, il le rapporte à Marjolaine, qui le reçoit avec une profonde révérence.

Frère Paphnuce fait la grimace et fait signe à frère Lubin de continuer son ouvrage; puis, s'approchant de Marjolaine:

—Jeune fille, lui dit-il d'un ton assez peu caressant, il ne faut pas rester dans l'église après l'office; allez travailler près de votre mère afin que le démon de l'oisiveté ne vous tente pas, et priez Dieu qu'il vous pardonne vos péchés de coquetterie tant vous êtes toujours pomponnée et pincée comme une comtesse!

Ayant ainsi apostrophé la jeune fille, frère Paphnuce lui tourna le dos, et elle s'en allait toute confuse, le coeur gros d'avoir été appelée coquette; le frère Lubin se retourna pour la voir sortir, et elle aussi, près de a porte, jeta en tapinois un regard à frère Lubin qui devint rouge comme une fraise et qui se mit à ranger l'église, s'échauffant à la besogne et n'avançant à rien; car deux ou trois fois commençait-il la même chose et plus voulait-il paraître tout occupé des soins qu'il prenait, plus on eût pu voir que sa pensée était ailleurs et que son coeur était tout distrait et troublé. Or, cependant s'en retournait à petits pas, cheminant vers la closerie, Marjolaine la blonde, le long de la haie d'églantiers, effeuillant de temps en temps sans y songer la pointe des jeunes branches et prêtant l'oreille et le coeur aux oiseaux et à ses pensées, qui faisaient harmonieusement ensemble un concert de mélodie et d'amour. La douce senteur des arbres fleuris et de l'herbe verte ajoutait à la réjouissance de l'air tiède et resplendissant: Marjolaine marcha seule ainsi jusqu'au détour du clos de Martin, à l'avenue qui commence entre deux grands poiriers; là, bien sûre que personne ne pouvait la voir, elle ouvrit bien vite le gros livre d'heures et en tira, au lieu de l'image que frère Lubin était censé y avoir remise, un petit papier soigneusement replié, qu'elle ouvrit avec empressement et qui contenait ce qui suit:

«Frère Lubin à Marjolaine,