J. B. Caouette

Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066088613

Table des matières


PRÉFACE
AVANT-PROPOS
LE VIEUX MUET
OU
UN HÉROS DE CHÂTEAUGAY
PROLOGUE
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT
LA TIREUSE DE CARTES
LA MAISON BLEUE
PREMIÈRE PARTIE.
LA FAMILLE LORMIER
LA LOYAUTÉ DES CANADIENS-FRANÇAIS.
UN HÉROS DE SEIZE ANS
CONVALESCENCE ET ÉTUDE
UN CLERC NOTAIRE QUI S'AMUSE
UNE PARTIE DE CHASSE
UN TRAIT D'HONNÊTETÉ ET DE DÉVOUEMENT
IL FAUT SAUVEGARDER L'HONNEUR DE SA FAMILLE!
LE COCHER PHILIPPE DANS SON NOUVEAU RÔLE
UN TRIO DE NOBLES COEURS
UN DOUBLE COMPTE DE MÉDECIN
UNE FÊTE PATRIOTIQUE
UNE BOMBE QUI ÉCLATE
UNE DERNIÈRE ÉPÎTRE DE PHILIPPE
DEUXIÈME PARTIE.
LES FIANÇAILLES DE JEAN-CHARLES
UNE PÉNIBLE ÉPREUVE
L'OR VAINCU PAR L'ÉLOQUENCE
VINGT ANS APRÈS
TROISIÈME PARTIE.
LA FUITE
L'EXIL
L'ORPHELIN O'NEIL
LE RETOUR AU PAYS
ÉPILOGUE
UNE NOBLE INDISCRÉTION
UNE RÉCEPTION ENTHOUSIASTE
LE VICAIRE DE SAINT-PATRICE
LES NOCES D'OR
MORT AU CHAMP D'HONNEUR
FIN



PRÉFACE

Table des matières

Un roman n'a guère besoin de préface; et, quand il en a une, ce n'est pas d'ordinaire un prêtre qui la signe. On sait pourquoi. Depuis soixante ans le roman est un des pins exécrables dissolvants de la morale publique. Son nom même est devenu presque synonyme de mauvais livre. Quiconque s'intéresse aux bonnes moeurs est obligé de dénoncer ce séduisant corrupteur. On lui ferme l'entrée des maisons honnêtes, et les jeunes filles qui se commettent en sa compagnie risquent d'y perdre et la pudeur et le sens chrétien.

Il faut donc au roman, pour se faire agréer de tous et n'éveiller aucun soupçon, un passe-port sérieux, qui établisse ses titres à la confiance publique, et lui ouvre les portes, généralement closes à tout visiteur suspect. Voilà pourquoi l'auteur du «Vieux Muet» s'est adressé à un prêtre, et l'a prié de présenter son livre au public.

Pareille précaution était-elle nécessaire, dans le cas présent? Je ne le crois pas. Mr J. B. Caouette est suffisamment connu du public pour que ses livres, fussent-ils des romans, aient leur libre entrée partout. Mais l'auteur a sans doute pensé que l'excès de prudence ne saurait nuire en la matière; et je n'ai pas cru devoir refuser le service que sa modestie réclamait.

Ma tâche, au reste, est bien simple. Je n'ai pas à faire l'éloge du livre, ni à dicter au lecteur le jugement qu'il devra porter. Une préface n'est pas une critique. Je veux seulement me porter garant de la moralité impeccable du «Vieux Muet». On peut le mettre en toutes les mains sans aucun danger.

La lecture de ce roman ne produira que de bonnes impressions sur l'esprit et le coeur. Il se dégage de l'ensemble du récit une morale douce, pure et fortifiante. La vertu y tient le premier et le beau rôle. On y a fait une place à l'amour, mais à un amour purifié par le devoir, la religion et le sacrifice. Les personnages que l'auteur met en scène ne sont pas simplement des sujets à dissection métaphysique ou anatomique, mais des êtres bien vivants, et surtout des chrétiens de bonne race, des catholiques qui agissent et parlent en catholiques. La religion entre dans ce livre, comme elle doit entrer dans notre vie; elle y est la source des nobles actions, et la règle de bonne conduite.

Les héros de Mr Caouette ne sont pas seulement de bons chrétiens, ce sont aussi de vrais canadiens-français. Il me fait plaisir de signaler ici le beau souffle patriotique qui circule à travers toutes les pages de cet ouvrage, et qui en constitue, à mes yeux, le premier mérite et le plus grand attrait. On ne pourra se défendre d'un légitime orgueil en lisant tels passages où éclatent, à la lumière des faits, la loyauté et la bravoure de nos ancêtres. Certains points de nos glorieuses annales y sont mis dans leur vrai jour. Plus d'un lecteur apprendra peut-être, en parcourant ce roman, à juger plus sainement les hommes et les choses du passé. L'auteur a trouvé moyen de donner, sous une forme agréable, une bonne et solide leçon d'histoire.

Mr Caouette en est à son coup d'essai. «Le Vieux Muet» est, croyons-nous, le premier livre en prose qu'il présente au public. Nous lui souhaitons tout le succès que méritent ses généreux efforts. Il lui a fallu bien du courage et un travail héroïque pour se mettre en mesure d'écrire cet ouvrage. L'exemple est bon à suivre, et nous le signalons à tous les jeunes compatriotes qui ont de la culture et des loisirs.

La génération nouvelle n'est peut-être pas assez inclinée aux travaux intellectuels. Les nations pas plus que les individus ne vivent seulement de pain. Il faut que les esprits se tiennent haut pour que les coeurs ne défaillent point; et l'on aurait bien tort de penser que la prospérité matérielle est le dernier mot du progrès et de la civilisation.

Puisse le livre, que nous présentons au public, réussir à allumer chez quelques-uns la flamme d'une noble émulation, et les porter vers les travaux de l'esprit! L'auteur pourra alors se féliciter d'avoir atteint son but, qui est d'être utile à ses jeunes compatriotes. En écrivant «Le Vieux Muet», il n'aura pas fait seulement un bon livre, il aura en même temps accompli une bonne action.

P. E. ROY, Ptre.




AVANT-PROPOS

Table des matières

Glorifier la religion, la patrie, la vertu, et être utile et agréable à la jeunesse canadienne-française: tel a été mon unique but en écrivant ce modeste ouvrage, que je dédie à mes jeunes compatriotes.

J.-B. C.




LE
VIEUX MUET

Table des matières

OU

Table des matières

UN HÉROS DE CHÂTEAUGAY

Table des matières




PROLOGUE

Table des matières

Il y a trente-cinq ans, vivait, à Saint-Sauveur de Québec, dans une pauvre hutte située sur la rive sud de la rivière Saint-Charles, un vieillard légèrement voûté, mais qui avait encore l'aspect d'un géant par la hauteur de sa taille et la largeur de ses épaules.

Une longue chevelure blanche et une barbe vénérable encadraient sa figure au teint d'ébène.

On l'eût pris, de prime abord, pour un descendant de la fière tribu huronne.

Il habitait, avec un chien terre-neuve, son seul et inséparable compagnon, cette masure qui n'était éclairée que par deux petits carreaux. Elle avait servi autrefois de forge aux ouvriers travaillant à la construction des navires dans le chantier de feu Jean-Elie Gingras: c'était l'un des derniers vestiges de ce temps qu'on appelle encore, à Québec, l'âge d'or.

D'où venait ce vieillard? quel était son nom? à quelle nationalité appartenait-il?

Nul ne paraissait le savoir.

Un jour de printemps, en revenant de la pêche, deux jeunes gens l'avaient rencontré sur la grève, portant un fusil sur l'épaule, et suivi d'un chien à la mine peu rassurante.

Les jeunes pêcheurs, sans doute effrayés par les grognements du chien, et aussi par la taille imposante de l'inconnu, s'étaient hâtés de reprendre le chemin de leur demeure. Ils répandirent partout la nouvelle de la rencontre qu'ils avaient faite.

Saint-Sauveur, il y a un demi-siècle, n'était pas cette belle et populeuse paroisse que nous admirons aujourd'hui; tous ses habitants se connaissaient aussi intimement que s'ils eussent été les membres d'une même famille.

L'apparition soudaine d'un tel colosse arpentant la grève, l'arme à l'épaule, ne pouvait manquer d'y créer une véritable sensation. Mais, disons-le à la louange des pionniers de cette paroisse, l'idée ne vint à personne que cet hôte de la grève pouvait être un loup-garou ou un croque-mitaine! Car il y avait longtemps, alors, que la sorcellerie ne faisait plus de dupes dans la bonne ville de Québec. Néanmoins, la curiosité publique était piquée; et, dès le même soir, quelques-uns des principaux paroissiens résolurent de se rendre à la grève, le lendemain, pour rencontrer cet étranger.

Les jeunes pêcheurs avaient ajouté que le colosse devait habiter l'ancienne forge, d'où ils avaient vu une épaisse fumée s'élever en spirale.

Le lendemain donc, sans autre arme qu'un sac rempli de provisions, quatre citoyens partirent en éclaireur pour aller sonder le mystère.

Rendus au pied de la route qui conduisait au chantier-Gingras, et qu'on nomme aujourd'hui la rue Saint-Ambroise, ils aperçurent le vieillard assis sur le seuil de la cabane, les coudes appuyés sur les genoux et le front plongé dans ses larges mains.

Au bruit de leurs pas, le cerbère, qui était couché devant son maître, se leva en aboyant; mais le colosse saisit l'animal qu'il musela solidement, puis, redressant sa haute taille, il attendit les visiteurs.

Ceux-ci, après avoir salué l'inconnu, qui leur rendit la politesse, lui adressèrent tour à tour la parole; mais, à la surprise générale, le vieillard, pour toute réponse, mit un doigt sur sa bouche et secoua tristement la tête.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit par les mêmes gestes; ce qui fit croire à ses interlocuteurs qu'ils étaient en présence d'un muet.

Cette infirmité apparente lui gagna d'emblée la sympathie des nouveaux venus, qui le considéraient maintenant avec le plus grand respect.

Sa figure exprimait la douceur et la franchise, et ses manières polies annonçaient une bonne éducation.

Il n'en fallut pas davantage pour rassurer et charmer nos curieux.

D'un geste affable, l'étranger indiqua la porte C'était une invitation à entrer. Les visiteurs se rendirent à cette muette prière et franchirent le seuil.

En entrant dans la forge, ils furent frappés de la propreté qui y régnait.

Il était évident que le vieillard résidait là depuis plusieurs jours, car le plancher avait été réparé, et l'on y voyait quelques meubles grossiers, mais solides, rangés dans un ordre parfait.

Au centre, une table; dans l'angle gauche de l'unique pièce, un lit fait avec des branches de sapin; en face de la porte, le long du pan, un banc et deux chaises; au-dessus, accrochés à de longues fiches, un fusil; une gibecière, une perche de ligne enfermée dans un étui, un filet, etc. Plus loin, une armoire sans porte contenant quelques assiettes et autres vaisseaux de grès. Le large fourneau de la forge faisait, pour le moment, l'office de poêle de cuisine.

Bref, la propreté et l'ordre rendaient presque agréable le séjour de ce logis pauvre et isolé.

Cette cabane ne portait qu'à l'extérieur les marques de son usage primitif; à l'intérieur, les traces de fumée avaient disparu sous une couche de chaux.

On l'eût dite l'image de ce vieillard inconnu et mystérieux, dont la figure était noire, mais dont l'âme semblait aussi blanche que la neige.

Le colosse tira de dessous la table un panier plein de poissons et de gibiers, pris ou abattus par lui la veille, et en distribua la plus grande partie à ses hôtes. Ces derniers furent heureux d'avoir l'occasion de lui offrir, en retour, leurs provisions, que l'étranger accepta gracieusement.

Mais les quatre visiteurs crurent devoir abréger leur visite qui commençait à devenir embarrassante pour tout le monde. Car bien que le vieillard semblât comprendre leur conversation, il n'y répondait que par signes!

Après avoir serré la main du malheureux, ils se retirèrent le coeur ému.

Le dimanche suivant, les fidèles de Saint-Sauveur, qui allaient à la messe de cinq heures, ne furent pas peu surpris de voir arriver à l'église notre géant, toujours suivi de son compagnon.

Ayant attaché le chien au tronc d'un arbre, il entra dans le temple, se prosterna pieusement devant l'autel de la Vierge-Immaculée, et y demeura à genoux tout le temps que dura le saint sacrifice de la messe. Son humble attitude et son recueillement firent l'édification de tous.

Et chaque dimanche, dans la suite, beau temps mauvais temps, les paroissiens le virent entendre la première messe avec la même dévotion. Sa place de prédilection, dans l'église, était l'autel de Marie. C'est vers cette bonne mère qu'il levait ses regards suppliants, et c'est par elle que ses soupirs et ses prières ardentes montaient, comme un pur encens, jusqu'au trône de Dieu!

Aussi bien, sa conduite irréprochable et exemplaire lui mérita bientôt l'estime et la considération de la brave population de Saint-Sauveur.

Le géant aimait la solitude. Il ne visitait personne, et ne sortait que pour vendre du poisson et du gibier.

La pêche et la chasse étaient ses seuls moyens de subsistance, et ils paraissaient suffire à ses goûts fort modestes.

Mais si le vieillard ne visitait personne, il avait l'honneur de recevoir souvent la visite du révérend Père Durocher, de pieuse mémoire, supérieur de la communauté des Oblats de Marie.

Que se passait-il entre le bon Père et le vieux muet, dans le cours de leurs longues et fréquentes entrevues? Nul n'osait le leur demander; et ceux qui interrogeaient le saint missionnaire au sujet de l'étranger, n'en recevaient pour toute réponse que ces mots: «Aimez-le, il est digne de votre affection....»

Quoi qu'il en fût, après chacune de ses entrevues avec le révérend Père Durocher, le solitaire semblait moins malheureux, et parfois même son visage, d'ordinaire triste, s'éclairait d'un doux sourire.

Le vieux muet avait acquis son droit de cité. A la curiosité qu'avait fait naître la venue de cet étrange colosse, succéda une bienveillante sympathie. Sa figure devint familière à tous. C'était un membre de la grande famille.




UN SAUVETAGE ÉMOUVANT

Table des matières

C'était en 18..., par un de ces chauds dimanches de juillet où les citadins, après les offices religieux aiment à s'éloigner un peu de la ville, afin de respirer un air plus pur, tout en se reposant des fatigues de la semaine.

Les privilégiés de la fortune se payent le luxe d'une promenade en voiture à travers les jolies paroisses qui environnent Québec. Ils n'ont que l'embarras du choix, car Beauport, Charlesbourg, Lorette, Cap-Rouge, Sainte-Foye, Sillery, sont des lieux charmants qui invitent au repos et à la rêverie.

Mais les pauvres, dont les jambes sont aussi solides que le coeur est joyeux, se rendent à pied en dehors des barrières, et vont passer le reste de l'après-midi à l'ombre des grands arbres.

Des familles entières descendent à la rivière Saint-Charles. Là, sous les regards des parents, les enfant prennent leurs joyeux ébats.

Plusieurs bambins, jambes nues, courent au bord de l'onde, en dirigeant des bateaux minuscules qui dansent sur l'eau, au bout de leur ficelle, et dont les oscillations causent des émotions à ces marins en herbe.

Ailleurs, de gentils mioches, légers comme des papillons, se poursuivent, s'empoignent, se bousculent et roulent, pèle-mêle, sur le sable fin de la grève.

Leurs rires argentins résonnent et leurs petits cris éclatent parfois comme une décharge de pétards.

Les parents, témoins de ce gracieux spectacle, partagent les joies des enfants. Et ces joies si pures leur font oublier les soucis de la veille, et retrempent leur courage et leurs vertus.

D'autres enfin—les amateurs de l'art nautique—prennent place dans une barque légère et battent les flots en cadence en faisant retentir l'air de mille refrains.

Bref, tous les goûts peuvent se satisfaire, et l'homme est libre de choisir les amusements qui lui plaisent le mieux, pourvu qu'il sache respecter toujours les règles de la morale et de la prudence.

Or, ce dimanche-là, pour échapper à l'intensité d'une chaleur torride, un grand nombre de personnes étaient venues se reposer sur la rive sud de la rivière Saint-Charles, à l'endroit connu sous le nom de l'ancien chantier-Gingras.

*
**

La marée est haute, et l'onde perfide que dore la lumière éclatante du soleil, déroule mollement ses plis en modulant sa chanson monotone et reposante.

Quelques jeunes gens bien délurés s'agitent sur le rivage. Ils gesticulent et parlent tous à la fois. On les dirait sur des charbons ardents.

—Tiens! voilà Joachim Bédard! s'écrie l'un d'eux, en jetant son chapeau en l'air.

—Hourra! hourra! font les autres, en entourant le nouveau venu.

—Que me voulez-vous donc? demande Joachim Bédard, étonné et ahuri.

—Ce que nous te voulons, cher petit Joachim, reprend Pitre Verret, le plus bavard de la bande, c'est que tu nous prêtes ta chaloupe pour aller faire un tour sur cette charmante nappe d'eau, et, va sans dire, que tu viennes avec nous, mon petit coeur! Puis, sans lui donner le temps de répondre, il continue: «Vois ta barque onduler et parfois bondir, comme si elle voulait briser sa chaîne. Vite! sors ta clef, et rends la liberté à cette gentille prisonnière!»

—Oui, oui! approuvent las autres lurons, désireux de se signaler aux regards, autant que de naviguer.

—C'est bien! fait Joachim Bédard; allons-y!

—Moi, je vous conseille de ne pas y aller! dit, sur un ton autoritaire et prétentieux, un petit vieillard nerveux qui interrogeait le firmament.

—Pourquoi cela, père Latourelle? demande Joachim Bédard.

—Parce que nous allons avoir un grain accompagné d'éclairs et de tonnerre, et je vous assure qu'il est dangereux de s'aventurer sur l'eau.

—N'ayez pas peur, père Latourelle, répond Joachim Bédard, nous ne nous exposerons point. Du reste, nous avons bon bras et bon oeil, que diable!

—Jeunes gens! réplique le vieillard, en élevant la voix, je vous répète que vous feriez mieux de rester ici. Je suis un vieux marin, moi, et je vous dis que nous allons avoir une bourrasque terrible.

—Nous serons prudents, père Latourelle, reprennent les jeunes étourdis en sautant dans l'embarcation.

Un! deux! trois! commande celui qui parait le chef de la bande. Et les rames, maniées par douze bras vigoureux, impriment à la chaloupe un élan qui l'éloigné rapidement da rivage.

Lorsqu'ils ont atteint le milieu de la rivière, Joachim Bédard, le commandant, invite Pitre Verret, le premier ténor du choeur de l'orgue, à chanter une chanson.

Pitre Verret, sans se faire prier, entonne de sa plus belle voix le chant du Napolitain:

Le doux printemps se lève,

Riche comme un beau rêve:

Partons, amis, partons, (Bis)

L'hirondelle légère

Ne rase pas la terre:

Les vents nous seront bons. (Bis)

Refrain

Vogue, (Bis) vogue, ma balancelle;

Chantez, gais matelots;

Que votre voix se mêle

Aux murmures des flots (Bis).

II

A l'horizon de brume.

Le Vésuve qui fume

Promet Naple aujourd'hui (Bis).

Dans cette ville heureuse,

La vie est gracieuse

Comme un jardin fleuri (Bis)

Refrain

Vogue (Bis) vogue ma balancelle;

Chantez, gais matelots;

Que votre voix se mêle

Aux murmures des flots (Bis).

III

Quand la nuit tend ses voiles

Sous ce beau ciel d'étoiles,

Le gai Napolitain (Bis).

Chante la sérénade,

Puis sous la colonnade

S'endort priant un saint (Bis).

Refrain

Vogue (Bis) vogue, ma balancelle;

Chantez, gais matelots;

Que votre voix se mêle

Aux murmures des flots (Bis).

Des applaudissements frénétiques, s'élevant du rivage, saluent les dernières notes égrenées dans l'air par la voix superbe et sonore de Pitre Verret.

Le père Latourelle, en secouant la cendre de sa pipe, dit à ses voisins: «Il chante comme un rossignol, ce gaillard-là, mais c'est dommage que lui et ses amis n'aient pas suivi mon conseil, car le grain approche, et je redoute pour eux un malheur».

En parlant, le père Latourelle, montrait du doigt un gros nuage noir, qui, pareil à un drap mortuaire, déroulait à l'horizon ses plis frangés.

Le vent, un vent brûlant, commençait à agiter faiblement la surface de l'eau; et l'oreille percevait déjà un bruit vague qui ressemblait à un roulement de tambour: c'était le tonnerre qui mettait d'accord les sons de sa sinistre et mâle voix.

Mais notre artiste, grisé par les applaudissements, chante, chante toujours. Et ses compagnons, ivres de joie et de liberté, continuent à jouer de la pagaie et de la rame, sans même soupçonner l'approche de la tempête. Pourtant, s'ils dirigeaient leurs regards vers le nord, ils verraient maintenant plusieurs nuages se rapprocher pour ne former bientôt qu'un seul et immense rideau dont l'un des coins menace d'obscurcir le soleil!

Verret en est à sa dixième chanson, et il chante avec une verve endiablée:

C'est l'aviron

Qui nous mène,

Qui nous monte!

C'est l'aviron

Qui nous monte

En haut!

quand, soudain, le vent s'élève avec une rage épouvantable; un long serpent de feu déchire la nue et la foudre éclate!

—Au rivage! s'écrient tous les rameurs.

Un nouvel éclair sillonne le firmament et la pluie, une pluie torrentielle, se met à tomber!

Les rameurs essayent, mais vainement, de diriger leur embarcation vers la ville.

La frayeur s'ajoutant à l'inexpérience, paralyse leurs membres, et la chaloupe, mal gouvernée, danse comme une coquille au gré du vent et des flots!

De la rive, les gens suivent cette scène avec effroi; les parents des jeunes rameurs crient à fendre l'âme, et, cependant, personne n'ose aller au secours des malheureux!...

Le père Latourelle, plus énervé que jamais, casse sa pipe en maugréant:

—Ah! les imprudents! les étourdis! je leur ai bien dit qu'il leur arriverait malheur...

Au même moment, et comme si le ciel voulait réaliser ce sombre présage, un coup de vent terrible fait chavirer la chaloupe, et les six jeunes gens sont lancés dans les flots!

Quatre des malheureux réussissent à se cramponner à l'embarcation, mais Bédard et Verret en sont trop éloignés pour pouvoir la saisir.

Bédard, qui est un habile nageur, se maintient à la surface de l'eau, tandis que Verret, ignorant la natation, disparait pour ne plus reparaître....

Tout à coup, du rivage, retentit cette clameur presque joyeuse:

Le vieux muet! le vieux muet!

En effet, notre héros, sortant on ne sait d'où, accoure, suivi de son chien.

Avec la souplesse d'un jeune homme, il saute dans un canot, et, après s'être signé, rame dans la direction des naufragés.

Il est vraiment beau de voir s'élancer, tête nue, sous le feu des éclairs, ce brave colosse qui risque sa vie pour sauver celle de ses semblables!

Mais c'est une tâche d'une exécution quasi impossible que cet homme vient de s'imposer! Car le vent, soufflant dans la direction du sud, repousse le canot à mesure qu'il avance!

Les vagues s'élèvent à une hauteur effrayante, et quand le canot arrive à leur crête, on dirait qu'il va sombrer dans le gouffre!

La distance à franchir est d'environ quatre Arpents.

A la puissance et à la fureur des éléments, le rameur oppose la force et l'adresse. Tenant son canot nez au vent, il lui fait couper la vague écumante, et le force à courir vers le lieu du danger.

Malgré le bruit des flots et les éclats de la foudre, il entend à présent les cris et les appels désespérés des naufragés.

Alors, redoublant de courage et rassemblant toutes ses forces, il imprime à l'embarcation des élans qui la font bondir de vague en vague avec l'agilité d'un coursier. Quelques pieds seulement le séparent des malheureux. Encore un effort, et il est auprès d'eux!

Il jette l'ancre, et tend d'abord une rame à Joachim Bédard, qui lutte toujours contre les flots. Mais ce dernier, en voulant saisir la rame, disparaît dans l'abîme!

Sans hésiter, le vieillard plonge dans l'onde amère; le chien suit son exemple, et tous les deux reparaissent presque aussitôt, l'homme tenant Bédard, et le chien soutenant l'infortuné Verret!

S'approcher du canot et y monter avec son fardeau, est pour le sauveteur l'affaire d'un instant.

Le ciel, évidemment, lui prête force et courage.

Il arrache Perret de la gueule du chien et le dépose au fond du canot. Puis, tendant tour à tour la rame à ceux qui se tiennent cramponnés à leur chaloupe renversée, il a le bonheur de les recueillir dans sa barque.

Cependant, il ne peut compter sur l'aide de ceux qu'il vient d'arracher à la mort, car tous sont exténués par les efforts qu'ils ont faits pour sauver leur vie.

Aussi, comprenant toute la difficulté de la situation, le vieillard se recommande à la sainte Vierge et se met à ramer vaillamment.

Les spectateurs, agenouillés sur le rivage, adressent au ciel les prières les plus ferventes.

Peu à peu, le vent s'apaise, les nuages se dispersent et la mer devient plus calme.

Maintenant que la bourrasque a rentré ses fureurs, le canotier sent ses forces revenir, et le canot obéit aux vigoureuses poussées qu'il lui donne en frappant l'onde de ses rames.

Enfin, il touche au rivage, et la foule se lève en poussant des acclamations délirantes!

Mais à ces acclamations se mêlent tout à coup des cris déchirants. Une femme fend la foule et se jette sur le corps inanimé de Verret, que le vieux muet a étendu sur le sable de la grève.

Mon enfant! mon enfant! s'écrie-t-elle, en baignant de larmes la figure du jeune homme....

Notre héros fait signe à la mère de se calmer, puis, se penchant sur le corps du malheureux, il se met à pratiquer sur lui la respiration artificielle.

Pendant qu'il opère ainsi, la mère ne cesse de crier: «Sauvez mon enfant, mon Dieu! sauvez mon enfant!»

Et le vieillard, impassible, continue sa nouvelle tache avec un dévouement admirable.

Soudain, il tressaille de joie en voyant la poitrine du jeune homme se soulever, et en entendant un faible soupir s'exhaler de ses lèvres.

—Il vit! il est sauvé! s'écrie la mère avec transport.

Le colosse reprend son travail avec plus d'ardeur, et, au bout de cinq minutes, Verret restitue à la mer le breuvage mortel.

Il est sauvé.

A la demande de la mère, le géant prend le jeune homme dans ses bras, comme il eût fait d'un petit enfant, et le place sur un matelas qu'on a mis dans une voiture pour transporter Verret à sa demeure.

Le vieux muet veut rentrer dans sa cabane; mais il est entouré, retenu, pressé par la foule enthousiaste et reconnaissante.

Joachim Bédard et ses compagnons se démènent comme des gens qui ont perdu la raison. Ils sautent, chantent, rient et pleurent tour à tour!

Prenant les mains du colosse, ils les couvrent de baisers, et lui expriment leur profonde gratitude. Ils s'en éloignent, puis s'en rapprochent pour lui témoigner maintenant leur admiration, et l'assurer de leur dévouement.

—Monsieur! s'écrie Joachim Bédard: vous vous êtes jeté dans l'eau pour nous sauver la vie; eh bien, nous, tonnerre! si jamais ça se présente, nous nous jetterons dans le feu par dessus la tête pour vous sauver ou pour vous défendre!

—Oui! oui!... hourra! hurlent les autres naufragés; nous donnerons volontiers notre vie pour sauver la vôtre!

Et tout le rivage retentit des acclamations joyeuses de la multitude!

Le vieillard, un peu confus, mais tout rayonnant, montre à la foule le ciel, voulant exprimer par ce geste que les actions de grâces doivent s'adresser à Dieu!

Oui, un sourire rayonne sur le bon visage de notre héros; ce sourire est le reflet du vrai bonheur que procure toujours à l'âme la satisfaction du devoir accompli. Et il se félicite, non pas de ses exploits, mais d'avoir eu le grand privilège d'être choisi par Dieu pour faire des heureux...

Ce soir-là, il eut pour son chien des caresses plus tendres, et il lui fit partager en commun son modeste repas, comme le chien avait partagé avec lui les dangers et les honneurs de la journée!

Puis, malgré la fatigue qui paralysait ses membres, il s'agenouilla devant l'image de la sainte Vierge et y resta longtemps, le front courbé, l'âme débordante, remerciant Marie de lui avoir procuré ce bonheur. Un moment, des larmes jaillirent de ses paupières:

Ici, c'est le passé qui parle au souvenir!

Enfin, ne pouvant plus se tenir à genoux, il se jeta sur son lit de sapin et dormit comme un bienheureux.




LA TIREUSE DE CARTES

Table des matières

Le lendemain soir, en face de la maison servant de poste aux sapeurs-pompiers, un groupe nombreux et animé parlait de l'événement de la veille, qui avait créé tant d'émoi au sein de la paroisse. Tous faisaient l'éloge du vieux muet, à l'exception du père Latourelle, qui fumait nerveusement sa pipe, en réprimant, tantôt un geste et tantôt une parole menaçant de lui échapper.

—L'as-tu remarqué, Etienne, demande Jonas Grosselin, quand il a traîné son canot à l'eau? On eût dit qu'il traînait une latte!

—Oui, répond Etienne Corriveau: c'était un tour de force, mais c'est surtout sur l'eau que j'ai admiré sa force et son adresse.

—Moi aussi, approuve Frédéric Patry: je croyais, à chaque instant, qu'il allait être englouti; mais j'ai remarqué qu'il présentait toujours aux vagues la pince et jamais le flanc du canot.

—C'est justement cela qui prouve sa force et son adresse, reprend Etienne Corriveau. Car un homme faible et inhabile aurait coulé au fond tout de suite.

—Moi, dit Félix Bigaouette, ce que j'admire encore plus que sa force et son adresse, c'est son courage et son dévouement.

—Vous avez la note juste! fait Jean-Baptiste Dufresne. Cet homme a bravé la mort pour sauver la vie à des gens qu'il ne connaissait pas. C'est du dévouement poussé jusqu'à l'héroïsme!

Bref, chacun avait une bonne parole à dire à l'adresse de notre héros.

—C'est malheureux qu'il soit muet! oui, immanquablement, c'est malheureux! dit Félix Fortin, politicien incurable.

—Et, s'il parlait, Félix? interroge en riant Léon Saucier, tu en ferais sans doute un candidat?

—Immanquablement! je le prierais de poser sa candidature, aux prochaines élections, pour l'Assemblée législative; et il serait élu immanquablement...

—Bah! reprend un farceur, François Kirouac, parmi nos députés, j'en connais plusieurs qui sont, à la Chambre, plus muets que lui...

—Vous avez raison! glapit le père Latourelle,—sans saisir le trait d'esprit de François Kirouac,—car ce sauvage-là n'est pas plus muet que vous et moi!

—Hein! que dites-vous? interrogent toutes les voix.

—Je dis, bougonne, cette fois, le père Latourelle, qu'il fait le muet pour se moquer de nous. Tenez, hier, j'étais à ses côtés quand il donnait des soins à Pitre Verret, et lorsque le pauvre diable, qui avait bu plus d'eau que de raison, s'est mis à dégobiller, j'ai entendu le sauvage dire: «Sauvé!»

—Ta! ta! ta! vous radotez, vieil oiseau de mauvais augure! interrompt Joachim Bédard. J'y étais moi aussi, je suppose! et ce n'est pas le vieux muet qui a prononcé ces paroles, c'est la mère de mon ami Verret!

Tout le monde applaudit à la riposte.

Ce fut le signal de dispersion. Chacun reprit le chemin du logis.

Le père Latourelle, tout confus, se retira en marmottant entre ses dents:

«La tireuse de cartes me le dira bien, elle, si le sauvage parle!»

Cependant, l'affirmation catégorique de Joachim Bédard, avait impressionné le père Latourelle et jeté le doute dans son esprit. Après tout, se disait-il, je peux bien m'être trompé; à vrai dire, l'accident m'avait mis un peu à l'envers! En tout cas, je vas aller consulter la Châtigny, qui passe pour avoir le don de faire parler les cartes.

Attends un peu, mon p'tit Joachim Bédard: tu auras bientôt de mes nouvelles...

*
**

Il y avait à la Canardière, petit village situé sur la rive nord de la rivière Saint-Charles, et qu'on nomme aujourd'hui Limoilou, une vieille femme qui pratiquait, l'art de la cartomancie. On l'appelait familièrement la Châtigny.

Sa clientèle se composait principalement de jeunes filles et de jeunes gens, dont elle savait exploiter la naïveté, car c'était une madrée commère que la Châtigny! Mais les revenus de cet art ne suffisant pas à sa subsistance, la cartomancienne blanchissait le linge, tricotait des bas, des mitaines, des cache-nez, etc., et avec ces divers métiers, elle trouvait le moyen de vivre assez bien.

Un soir de juillet, elle tricotait, en attendant la clientèle, quand elle entendit gratter à la porte. Croyant que c'était son chat, elle cria, sans se déranger: «Va te coucher, animal!»

Au bout de quelques secondes, le même bruit ayant recommencé, la Châtigny, impatientée, s'arme d'un torchon avec lequel elle veut corriger son chat importun. Elle entre-baille la porte et donne un grand coup de torchon sur la tête de... d'un vieillard, qui recule, épouvanté!

—Oh pardon! mille excuses! monsieur, s'écrie-t-elle; je croyais que c'était mon chat qui grattait à la porte!

—Moi, dit le père Latourelle—car c'était bien lui—je cherchais la sonnette!

—Vous l'auriez cherchée longtemps, car il n'y en a pas! Je vous prie, encore une fois, de m'excuser, monsieur, et veuillez entrer.

—Vous êtes madame Châtigny, n'est-ce pas?

—Oui monsieur, pour vous servir. Prenez une chaise.

—On me dit que vous tirez aux cartes?

—Oh! oui, monsieur; la cartomancie est un art que je pratique depuis quarante ans, à la satisfaction de tous ceux qui me font l'honneur de me consulter. Je possède aussi, sur le bout du doigt, la géomancie, la chiromancie, la physiognomonie...

—Pas possible! s'écrie le père Latourelle, tout ébahi d'entendre prononcer ces grands mots, dont il ne comprend pas la signification. Alors, madame, vous êtes une savante?

—Sans me vanter, monsieur, je crois pouvoir dire, sur le passé, le présent et l'avenir, tout ce qui peut intéresser mes honorables clients.

—Eh bien! parlez sur ce qui m'intéresse dans le moment.

—Avec plaisir, monsieur, mais ma règle est d'exiger d'avance la minime rétribution de cinquante cents.

—Cinquante cents! gémit le père Latourelle, en faisant une grimace; vous n'y pensez pas! Je vas vous donner vingt-cinq cents.

—Je n'ai qu'un seul prix, monsieur!

Il fallait donc s'exécuter. Le père Latourelle présenta deux pièces de vingt-cinq cents, que la Châtigny fit glisser prestement dans sa bourse. Puis, prenant un paquet de cartes, la sorcière se met à les aligner lentement sur la table.

Après les avoir examinées attentivement, elle risque ces mots: «Une femme brune vous aime tendrement.»

—Oui, je le crois, soupire le bonhomme, en pensant à sa vieille épouse!

—J'y suis, se dit en elle-même la tireuse de cartes; c'est un veuf qui songe à convoler en secondes noces. Et tout haut, elle ajoute; «Vous allez l'épouser prochainement.»

—Mais! vous êtes une sorcière! s'écrie le père Latourelle, pensant toujours à sa femme, car je dois fêter mes noces d'or dans deux semaines!

—Ha! se dit la Châtigny, il n'est pas veuf... Il faut chercher autre chose.

—Monsieur, vous avez un ennemi!

—Ça, c'est encore vrai! cet ennemi n'est autre que Joachim Bédard, qui m'en veut parce que je lui ai conseillé de ne pas se risquer sur l'eau, dimanche dernier, à l'approche de la tempête.

Ces dernières paroles jettent la tireuse de cartes dans le ravissement. Car elle avait entendu raconter, par le menu, le sauvetage émouvant que le vieux muet avait opéré sur la rivière Saint-Charles, et elle supposa que la visite du bonhomme n'était pas étrangère à cet événement.

Touchant plusieurs cartes avec le bout d'une plume d'oie, elle se met a compter à haute voix: un, deux, trois, quatre, cinq, six. Puis, d'un accent tragique: «Ciel! que vois-je? six jeunes gens qui vont se noyer sous les yeux de leurs parents et amis et nul ne cherche à les secourir! Que vois-je encore? un homme, un sauvage saute dans un canot et vole au secours des malheureux...»

Ici, la Châtigny fait une pause et regarde, à la dérobée, le père Latourelle, qui parait en proie à la plus vive agitation. Et elle continue: Ce sauvage est accompagné d'un chien; je les vois plonger et retirer deux hommes du fond de l'eau! Ce sauvage sauve ensuite les quatre autres jeunes gens qui s'étaient accrochés à leur chaloupe renversée!

La cartomancienne fait une nouvelle pause, et le père Latourelle en profite pour lui adresser, d'une voix tremblante, cette question:

—Ce sauvage, madame, parle-t-il?

La tireuse, après avoir regardé à plusieurs reprises trois différentes cartes, en les frappant chaque fois de sa plume magique, répond:

—Non, il ne parle point, puisqu'il est muet!

—Quoi! madame, vous affirmez qu'il est muet?

—Je l'affirme! répond la cartomancienne, d'une voix solennelle.

—Hélas! je vois bien que je ne suis pas chanceux! fait mélancoliquement le bonhomme...

—Est-ce que vous n'êtes pas satisfait de la consultation, monsieur?

—Oh! oui, madame! très satisfait! Tenez, par chez-nous, à Saint-Sauveur, personne ne veut croire à la sorcellerie, et je commençais moi aussi à en douter; mais, maintenant, j'y crois plus que jamais, et je proclamerai partout que vous êtes une sorcière, une vraie!

—Je ne suis pas une sorcière, monsieur; je connais mon art, voilà tout!

Et le père Latourelle reprit, tout penaud, le chemin de sa paroisse, se promettant d'être, à son tour, aussi muet qu'une carpe!




LA MAISON BLEUE

Table des matières

Tous les Québécois ont connu la Maison bleue, ou en ont entendu parler.

Elle n'avait rien de remarquable, cependant si ce n'est sa couleur d'azur qu'elle a conservée jusqu'au jour de sa démolition, c'est-à-dire durant un siècle environ.

C'était une modeste construction en bois, à un étage, située sur la rue Saint-Vallier, au sud-ouest de l'hôpital du Sacré-Coeur, à Saint-Sauveur.

Il y a un demi-siècle, la solitude la plus complète régnait aux alentours de cette demeure.

Elle paraissait alors très éloignée de la ville, probablement parce qu'elle était isolée dans un champ et qu'on y parvenait par un chemin impraticable. Aussi, quand les gens de Québec parlaient d'aller à la Maison bleue, ils avaient le soin de choisir un bon cheval et une voiture solide...

Mais que de changements depuis!

La rue Saint-Vallier, qui était autrefois un véritable bourbier, est maintenant pavée en asphalte! Toutes les autres rues de Saint-Sauveur sont macadamisées et entretenues avec la plus grande vigilance.

Cette paroisse est aujourd'hui annexée à la, cité de Québec, et la superbe résidence du maire actuel de cette ville—l'honorable S. N. Parent—s'élève à quelques pas du terrain occupé naguère par la Maison bleue.

Cette maison était alors le rendez-vous des honnêtes gens qui aimaient à se livrer au plaisir de la table, de la conversation et de la danse. Elle était, en particulier, le rendez-vous des gens des noces.

La mode ne condamnait pas, comme à présent, les nouveaux mariés à un voyage, et la lune de miel n'était pas forcée de courir en chemin de fer...

Non! et les noces, qui duraient deux ou trois jours, étaient couronnées par de joyeuses agapes sous le toit de cette maison si populaire.

Elle était tenue par un Français—type courtois et jovial—que tout le monde appelait Paschal.

Le 8 septembre au soir de l'année, 18..., il y avait fête de gala chez Paschal, en l'honneur d'un jeune couple de Saint-Roch, appartenant à des familles à l'aise.

Rien n'avait été épargné pour donner de l'éclat à la fête et du plaisir aux invités.

L'hôtellerie était resplendissante de lumières. De jolis bouquets de fleurs en ornaient toutes les chambres. La salle à dîner, surtout, offrait un coup d'oeil charmant; le propriétaire l'avait décorée avec beaucoup de goût.

Une société en verve et en appétit avait pris place autour d'une table garnie des mets les plus délicats.

On mangea fermement, on but modérément, et, au dessert, on chanta joyeusement!

La mode des discours indigestes et souvent ridicules, au dessert, n'était pas encore inventée... et les estomacs n'en digéraient que mieux!

Chaque convive y alla de sa chanson, et tout le répertoire national y passa!

—Mes amis, dit le père de la mariée, la danse étant un fameux digestif, je prie toute la compagnie de passer dans l'autre salle, où les musiciens sont à leur poste.

L'invitation fut chaleureusement acceptée, et, cinq minutes plus tard, les mariés et leurs amis mêlaient le bruit cadencé de leurs semelles aux accords du violon et de la clarinette...

Vers onze heures, la danse battait son plein. Un fiacre, portant six matelots en goguette, s'arrêta en face de la Maison bleue.

Les sons de la musique et les bruyants éclats de rire avaient attiré l'attention des marins, et la table toute servie, qu'ils voyaient du dehors, excitait maintenant chez-eux le désir de manger et de s'amuser aux dépends des French Canadians!

Le cocher leur fait observer que cette maison est l'hôtellerie la mieux tenue de Québec et que les gens avinés n'y sont pas admis. Ça m'a l'air de gens des noces, ajoute-t-il, et je vous assure qu'ils ne vous laisseront pas entrer.

—Avec cette clef-là, nous entrerons bien! dit l'un des matelots, en faisant briller à la lueur de la lune la lame d'un poignard!

—Si vous descendez de ma voiture, je vous quitte! menace le cocher, en s'apprêtant à fouetter son cheval!

—Nous t'avons payé, n'est-ce pas? eh bien, attends-nous!

Mais les matelots ont à peine mis pied à terre, que le cocher, sans songer qu'il risque d'embourber sa voiture, lance son cheval au galop!

—Bah! fait l'un des marins, en ricanant, nous nous rendrons au bâtiment, demain matin, dans la voiture des mariés...

Ils s'approchent de la maison, dont la porte et les fenêtres sont ouvertes comme en été, car la température est splendide.

Sans se donner la peine de frapper, ils entrent dans la salle à dîner et se placent à table.

—Mangeons et buvons! commande le plus audacieux de la clique...

La gaieté était si générale et si bruyante en ce moment dans la salle de danse, que l'entrée des matelots ne fut pas tout d'abord remarquée. Et quant Paschal aperçut les intrus, ceux-ci avaient déjà dévoré deux poulets et vidé trois bouteilles de vin!

—Que faites-vous ici? leur demande-t-il à brûle-pourpoint.

—Tu le vois, camarade, nous mangeons et buvons à ta santé!

—Sortez d'ici au plus vite!

—Pour toute réponse, l'un des bandits se lève et frappe le propriétaire en pleine figure!

Une servante fait irruption dans la salle de danse en criant: «Venez vite! venez vite! le bourgeois a été assommé par des bandits...»

Tous les hommes s'élancent au secours de Paschal, mais ils sont mal reçus par les matelots qui les attendent de pied ferme.

Une bagarre terrible s'ensuit, au milieu des cris d'effroi que poussent les femmes, en courant d'une chambre à l'autre!

Tout à coup, des hurlements de chien retentissent au dehors, et l'on voit apparaître dans la porte la haute stature du vieux muet.

D'un coup d'oeil, le colosse comprend tout. Il empoigne un des matelots et le jette comme une mitaine par la fenêtre! Un autre matelot va frapper le vieux muet dans le dos avec son poignard, quand l'énorme chien saute à la gorge du brigand et le renverse par terre.

Notre héros lui arrache le poignard, et le saisissant par une jambe, lui fait prendre le même chemin qu'à son compagnon! Un troisième s'avance, le poignard à la main, mais le colosse lui applique sur la main un coup de pied formidable qui le désarme et lance le poignard au plafond...

Alors, se voyant vaincus, les quatre marins se jettent aux genoux du terrible lutteur et lui demandent grâce!

Se plaçant près de la porte, le géant leur fait signe de sortir, et, à tour de rôle, il leur administre, à l'endroit où le dos perd son nom, un maître coup de pied qui les envoie rouler au milieu de la rue...

Le chien ne parait pas satisfait de la part qu'il a prise à la lutte, car il poursuit les matelots en leur mordant les jarrets!

Le vieux muet est obligé de siffler l'animal pour lui faire abandonner ses victimes!

Personne, heureusement, n'avait été blessé sérieusement. Paschal était le plus maltraité: il avait les lèvres fendues et l'oeil droit au beurre noir; mais il se félicitait d'avoir échappé, lui et ses hôtes, aux poignards des matelots.

—Ce n'est rien, dit-il, buvons maintenant à la santé de notre sauveur!

Tous les convives emplissent leur verre et boivent avec enthousiasme à la santé du vieux muet.

Après avoir vidé une larme de vin, notre héros veut se retirer, mais les convives, et surtout les dames, le supplient avec tant d'insistance de rester, qu'il se rend à leurs prières.

Il décline l'offre de danser, mais accepte celle de faire la partie de whist avec les doyens de la société.

La présence du colosse et du chien, qui, semblable à une sentinelle, se tenait sur le seuil de la porte, rassura tout à fait les gens des noces, qui se remirent à danser avec plus d'entrain que jamais!

*
**

Le lecteur est certainement curieux de savoir quel heureux hasard avait conduit le vieux muet, ce soir-là, chez Paschal. Nous allons satisfaire sa légitime curiosité.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, le temps était serein et la lune brillait au ciel comme un vaste ostensoir.

La marée était basse, et le vieillard venait de tendre ses filets.

En revenant à sa cabane, il crut entendre, dans le lointain, des flots d'harmonie que la brise lui apportait. Il prêta l'oreille, et perçut distinctement les sons de la clarinette et du violon.

Charmé par cette musique, qu'il n'avait pas l'avantage d'entendre souvent, il s'approcha de l'hôtellerie.

Blotti sous un arbre, il écoutait depuis quelques instants, quand, subitement, la musique cessa et des cris lamentables arrivèrent jusqu'à lui.

Il se redressa, comme mû par un ressort, et, pressentant quelque malheur, il courut vers la Maison bleue, où se déroulait la scène que nous venons de raconter.

*
**

A cinq heures du matin, les gens des noces se séparèrent, bien à regret, de ce nouvel ami, qu'ils appelaient leur sauveur, et lui témoignèrent la plus vive reconnaissance.

Bien des années ont passé depuis cette joyeuse époque, et bien des habitués de l'hôtellerie légendaire sont disparus pour toujours...

Disparue, elle aussi, cette chère Maison bleue, dont la vue seule faisait naître dans l'esprit des passants tout un monde de bien doux souvenirs!




PREMIÈRE PARTIE.

Table des matières




LA FAMILLE LORMIER

Table des matières

Avec la bienveillante permission du lecteur, nous remonterons à la source de cette histoire et ferons connaître l'origine, la jeunesse et les antécédents de ce personnage mystérieux que la population de Saint-Sauveur avait surnommé le Vieux muet ou le Bon sauvage de la grève.

Dans une de nos belles paroisses du district de Montréal qui bordent le majestueux Saint-Laurent, vivait, en 1812, une famille de cultivateurs composée du père, de la mère, de deux garçons et de deux filles.

Pour ne pas blesser les susceptibilités des alliés de cette famille, dont plusieurs demeurent encore au Canada, nous la désignerons sous le nom fictif de Lormier.

Habitant la paroisse Sainte-R..., depuis son enfance, le père de notre héros y avait acquis à cinq arpents de l'église, un lopin de terre sur lequel il élevait modestement sa famille.

L'aîné de ses garçons, Victor, avait atteint sa dix-neuvième année. Il venait de terminer, dans un collège de Montréal, un cours classique très médiocre.

Disons que le père Lormier et son épouse avaient accordé la plus grande part de leur affection à ce fils, dont ils voulaient faire un homme de profession, un mesieu.